3 Le croisement entre le statut de réfugié religieux et les minorités religieuses : la notion de certain groupe social

Dans les documents internationaux et dans la jurisprudence qui applique le concept de réfugié religieux, la référence au lien entre l’individu et un certain groupe social, formule linguistique prévue à partir de l’article 1, l. A, par. 2, de la Convention de Genève en 1951, doit être étudiée sous l’angle de trois tendances principales : le croisement entre la notion d’un « certain groupe social » et la catégorie de réfugié religieux ; la relation variable entre le concept de groupe social particulier et le concept de minorité religieuse ; une analyse des minorités religieuses persécutées[1].

La construction de la notion de « certain groupe social » par les institutions internationales et européennes est importante pour notre analyse, non seulement en tant que nouvelle notion, mais aussi en considération des effets sur le statut de réfugié religieux, catégorie juridique que nous avons développée dans la première partie. En effet, l’appartenance à un groupe persécuté semble mettre au centre de l’évaluation de la peur bien fondée la signification des pratiques codifiées par le groupe par rapport à la crédibilité du demandeur d’asile. Cette tendance montre une certaine ambivalence des modèles d’application. Au-delà des croyants présumés, la persécution des minorités religieuses semblerait en effet favoriser un jugement de crédibilité du demandeur d’asile fondé sur la cohérence entre le comportement religieux persécuté et les actes codifiés par le groupe. Toutefois, en différents termes, les juridictions européennes ont réaffirmé que les juridictions nationales devaient respecter l’autonomie de l’individu en ce qui concerne les formes de manifestation de sa conviction[2]. La liberté de religion des membres de la minorité persécutée est donc une donnée importante pour évaluer les tensions avec le concept d’affiliation religieuse[3] et les oscillations de l’interprétation du critère d’appartenance au groupe dans l’accès au statut de réfugié religieux.

La relation variable entre le concept de groupe social particulier et le concept de minorité religieuse exclut une nécessaire coïncidence entre les groupes persécutés et les minorités : en effet, le groupe persécuté peut également coïncider avec une majorité religieuse dans le contexte d’origine[4]. Toutefois, à partir de cette clarification, les lignes des relations entre la notion d’un « certain groupe social » et celle de minorité religieuse semblent émerger dans le droit international dans l’inclusion des étrangers dans la notion de minorité religieuse et, en même temps, dans une réflexion inédite sur le rapport entre appartenance à une minorité religieuse, persécution et citoyenneté.

L’analyse des minorités religieuses persécutées permet de retracer à quoi correspondent les violations graves des droits des minorités dans l’interprétation et l’application du droit des réfugiés au niveau international, européen et national. Cet exercice visant à dessiner une cartographie, bien que partielle, des minorités religieuses dans le monde sera développé à travers des modèles de classification, pour évaluer les évolutions possibles dans le cadre des migrations induites par des persécutions.

1. La notion de « certain groupe social » face à la persécution religieuse

À l’examen du droit applicable au statut de réfugié religieux, l’on observe immédiatement une importante pluralité de règles, qui a sa première source à la fois dans la Convention de Genève et dans la réception du modèle international dans le droit de l’Union européenne[5]. En effet, dans la première partie, nous avons souligné l’importance de la religion en tant que facteur de construction des règles de la protection internationale. Or, une autre formule linguistique codifiée dans la Convention de 1951 peut être significative dans le domaine des persécutions religieuses. Plus précisément si la notion de « certain groupe social », prévue à l’article 1, l. A, par. 2, de la Convention de Genève, protège, sans faire référence explicite à la religion, ceux qui craignent avec raison d’être persécutés parce qu’ils appartiennent à un groupe social particulier[6], l’étude de cette notion semble montrer une forte intersection avec la catégorie de réfugié religieux. Pour retracer cette articulation novatrice, il convient d’analyser comment cette relation entre réfugié religieux et réfugié appartenant à un groupe social spécifique prend sens dans le domaine de la protection internationale. L’évolution du sens du concept de « certain groupe social » vers les persécutés religieux peut alors être abordée selon un processus en deux étapes : la définition de cette notion élaborée par le HCR[7] et son application aux persécutions religieuses ; la codification du lien entre un « certain groupe social » et la religion dans le droit de l’Union européenne.

1.1. La définition de « certain groupe social »

Le Haut-Commissariat, partant de la nécessité de rendre cohérent le sens de l’expression « certain groupe social », car « c’est le motif qui est le moins explicite et il n’est pas défini par la Convention de 1951 elle-même, « a dédié des principes directeurs spécifiques à cette notion[8]. En effet, suivant le raisonnement de l’institution onusienne, une réflexion sur ce que recouvre ce motif de persécution est importante « pour préserver la structure et l’intégrité de la définition du réfugié selon la Convention », même s’ « il n’existe pas de “liste exhaustive” des groupes qui pourraient constituer un certain groupe social au sens de l’article 1A(2) »[9]. De là, le HCR, s’inspirant de l’interprétation issue de la jurisprudence des pays de common law, a élaboré deux définitions possibles selon l’approche de « caractéristiques protégées  » ou de « la perception sociale ».

La première approche (caractéristiques protégées) identifie l’existence d’un certain groupe social dans le partage entre plusieurs personnes d’une caractéristique immuable ou « d’une caractéristique tellement fondamentale pour la dignité humaine qu’on ne saurait contraindre quelqu’un à la modifier »[10].

La deuxième approche (perception sociale) reconnaît l’identité d’un certain groupe social dans la perception sociale, si le groupe partage une « caractéristique commune qui rend ce groupe reconnaissable ou le met en marge de la société »[11].

Malgré la distinction évoquée, le HCR a souligné les convergences entre les deux définitions, dans la mesure où, souvent, la caractéristique perçue au niveau social exprime aussi un élément capital de la dignité de la personne.

Face à ces deux définitions, la question se pose ici de savoir comment cette distinction entre les deux expressions se reflète sur la catégorie de réfugié religieux. De ce point de vue, nous pouvons observer une articulation variable entre les deux approches de « caractéristiques protégées » ou de « la perception sociale » en fonction du critère de la religion. Plus précisément, les oscillations entre religion persécutée et religion persécutrice changent la dialectique entre les deux définitions du « certain groupe social » allant de la superposition à la distinction selon trois déclinaisons diverses du critère de la religion : la religion persécutée réelle ; la religion persécutée perçue ; la religion persécutrice.

En ce qui concerne la religion persécutée réelle – c’est-à-dire la religion vraiment professée par le membre d’un groupe –, si la crainte bien fondée d’être persécuté doit découler, suivant les deux définitions, d’une caractéristique partagée avec d’autres, de son aspect fondamental pour la dignité ou perçue au niveau social, la religion persécutée, indubitablement, peut recouvrir ces deux critères et donc mettre en évidence une superposition entre les deux notions évoquées de « certain groupe social ». En effet : la religion fait partie de la dignité humaine comme droit fondamental ; la manifestation d’une religion peut produire une perception sociale hostile. Dans cette perspective, quand la religion est la caractéristique collective ciblée par un risque de persécution, le statut de réfugié peut être invoqué non seulement pour des raisons religieuses, mais aussi en fonction de l’appartenance à un groupe social particulier. Cette possibilité semble être admise par le Haut-Commissariat qui, soulignant que « les motifs de la Convention ne s’excluent pas entre eux », a indiqué que la religion et l’appartenance à un groupe social particulier peuvent concourir à satisfaire les critères pour obtenir le statut de réfugié[12].

Passant à la religion persécutée perçue, donc à la religion que le persécuteur attribue au persécuté, nous pouvons observer une distinction entre les deux définitions de « certain groupe social » dans la possibilité d’appliquer à cette situation seulement l’approche de la perception sociale. En effet, dans ce cas seulement, la perception sociale tout court ou bien la perception sociale qui découle des persécutions sont à l’origine du lien entre un individu et un groupe, puisque la religion attribuée n’est pas fondamentale pour la dignité des persécutés.

Face à la relation variable entre religion persécutée réelle, religion persécutée perçue, définition de « certain groupe social » et risque de persécution, il convient de retenir ici un exemple de cette variabilité dans les principes directeurs du HCR sur les réfugiés religieux. Dans ce document, en particulier, l’institution onusienne a appliqué la notion de « certain groupe social » à la définition générale du concept de religion, indiquant que face à l’appartenance religieuse, la religion doit être interprétée plutôt comme une question d’identité d’une personne dans « une communauté qui respecte ou qui partage des croyances, des rites, des traditions, une ethnie, une nationalité ou des ancêtres communs ». Comme nous l’avons observé à propos du statut de réfugié religieux, « un demandeur peut s’identifier ou avoir le sentiment d’appartenir à un groupe ou à une communauté particulière ou être perçu par les autres comme y appartenant  » et dans les deux cas être visé par un risque de persécution[13]. Ces deux situations sollicitent une coordination entre les deux notions de « certain groupe social », car dans la première situation, la raison d’un risque de persécution peut être double (caractéristiques protégées et perception sociale), alors que, dans la deuxième situation, seule l’approche de la perception sociale est envisageable.

Enfin, la religion persécutrice peut produire une distinction entre les deux notions de « certain groupe social », faisant prévaloir ce que le HCR a appelé de la perception sociale. En effet, si comme le HCR l’a dit « un certain groupe social ne saurait être défini exclusivement par la persécution subie par ses membres »[14], la religion persécutrice peut représenter un élément pertinent pour démontrer la visibilité d’un groupe social dans une société donnée. Autrement dit et appliquant la religion à la perception sociale, la persécution religieuse peut exprimer une conséquence de la perception sociale ou produire une perception sociale négative. Dans les deux hypothèses proposées, la religion est facteur de construction de la perception sociale selon deux logiques différentes : dans le premier sens, la circonstance que la religion devient persécutrice est un effet de la perception sociale ; dans le deuxième sens, la religion persécutrice produit la perception sociale.

1.2. La codification du lien entre un « certain groupe social » et la religion dans le droit de l’Union européenne

L’Union européenne a explicité la relation entre les facteurs de la religion et de l’appartenance à un groupe social spécifique à partir de la directive 2004/83/CE. En effet, la directive a proposé les mêmes définitions de « certain groupe social » que celles ayant émergé lors du processus d’élaboration développé par le HCR, mettant en valeur le rôle joué par la religion. Plus précisément, la circularité des formules linguistiques élaborées autour du statut de réfugié et les intersections avec la religion sont codifiées à l’article 10, lettre d, de la directive, qui prévoit les raisons des persécutions. Deux voies d’analyse sont ici à considérer afin de mieux cerner ce que recouvre la religion dans l’appartenance à un groupe spécifique et de déceler le cas échéant une cohérence dans cet ensemble composite, qui distinguerait plus clairement convergences et divergences avec la catégorie de réfugié religieux.

D’une part, selon l’approche de caractéristiques protégées, un ensemble de sujets est défini comme un groupe social particulier si « ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce »[15]. Cette formulation appelle deux observations concernant l’interprétation de la caractéristique partagée dans le groupe et les formules linguistiques utilisées dans le texte en anglais.

D’abord, comme le Bureau européen d’appui pour l’asile l’a observé, la caractéristique commune qui unit les membres du groupe doit être articulée selon une distinction entre une caractéristique innée (par exemple le sexe ou l’identité de genre), un contexte commun d’origine (c’est le cas d’une condition sociale particulière ou d’une façon d’être éduqué) et « a characteristic or belief that is so fundamental to identity or conscience that a person should not be forced to renounce it »[16].

Ensuite, il est notable que, dans le texte de la directive en langue anglaise, l’Union européenne utilise le mot « belief » à la place du mot « religion ». Ce choix, au-delà de la mise en valeur d’une autre trajectoire d’application de la notion de conviction, détachée du binôme classique avec la religion et limitée seulement aux convictions « fondamentales » pour la conscience, marque une transformation du langage de la protection internationale du mot religion contenu dans la Convention de Genève au mot « belief » prévu dans la directive 2011/95/UE. Si cette différence du langage découle de la définition de la religion dans le statut de réfugié, définition qui, comme l’EASO l’a mis en lumière, correspond à « a broad and flexible definition »[17], la question sur les critères pour tester la nature fondamentale d’une conviction pour la conscience individuelle reste ouverte.

D’autre part, à la lumière de l’approche de la perception sociale, un certain groupe social est défini par la directive comme une communauté qui « a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante »[18]. Comme on le verra dans les deux prochains développements, cette dynamique semble marquer dans plusieurs pays la condition de converti face à des majorités musulmanes.

2. La notion de minorité religieuse au prisme de la protection internationale

L’intersection entre la notion de minorité religieuse et le statut de réfugié a produit différentes transformations de la définition de minorité religieuse. L’intérêt de se pencher plus précisément sur cette intersection, et avant de l’analyser plus en détail, vient par ailleurs du fait que la définition de minorité religieuse est touchée par des transformations conséquentes au croisement avec la notion de « certain groupe social ». Le renouvellement du droit applicable aux minorités religieuses met alors en évidence l’évolution sémantique de la notion de minorité religieuse, qui se transforme dans un certain groupe social s’il est traversé par un risque de persécution liée à l’appartenance individuelle à la minorité. De ce point de vue, deux mots-clés semblent pouvoir cerner ces dynamiques d’innovation, très liées entre elles, et en particulier citoyenneté et apatridie. En effet, si, en général, la notion internationale de minorité religieuse a été ouverte aussi aux groupes des étrangers, parfois dans le droit des réfugiés, l’absence de citoyenneté est considérée comme persécution, effet de l’appartenance à une minorité religieuse[19].

2.1. Minorités religieuses et migrations

Le critère de la citoyenneté, présent dans la définition de minorité religieuse élaborée en 1979 par le rapporteur spécial des Nations unies Francesco Capotorti[20], est progressivement dépassé par les institutions internationales, qui étendent graduellement l’application de l’article 27 du Pacte sur les droits civils et politiques à tous les affiliés aux minorités religieuses, citoyens et étrangers. Cette dynamique, qui marque l’achèvement du processus d’intégration des droits des minorités dans les droits humains, apparaît particulièrement visible par rapport à des catégories spécifiques de sujets en droit international. Ces catégories coïncident avec les migrants, les apatrides et les réfugiés. L’évolution progressive de ces trois développements renvoie à un large éventail de situations juridiques possibles correspondant à une réflexion de plus en plus avancée sur l’application aux minorités religieuses de sources internationales consacrées aux migrants et aux réfugiés. Plus précisément, si déjà en 1982, l’UNESCO avait remarqué l’existence de « foreign minorities coming from migration« [21], en 2010 le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a souligné que la Convention de Genève fait partie du droit applicable aux minorités religieuses[22]. Dans cette perspective, le membre d’une minorité religieuse persécutée peut invoquer, non seulement le statut de réfugié religieux, mais aussi l’appartenance à un certain groupe social, car la religion, comme le HCR et la directive de l’Union européenne l’ont dit, est une caractéristique protégée qui, si elle est partagée collectivement, peut définir l’existence d’un certain groupe social. Cette tendance a été confirmée par le Haut-Commissariat pour les réfugiés qui en 2012, dans les principes directeurs sur l’éligibilité pour l’évaluation de la nécessité de protection internationale des membres des minorités religieuses provenant du Pakistan, a explicitement dit que « members of the Hindu community, including victims of bonded labour, forced conversion and forced marriage, as well as those perceived as contravening social mores, may, depending on the individual circumstances of the case, be in need of international refugee protection on account of their religion or membership of a particular social group« [23].

2.2. Les minorités religieuses apatrides

En ce qui concerne l’apatridie, la caractéristique commune de la religion, comme élément qui réunit un groupe de sujets dans une minorité, peut avoir comme conséquence un risque de persécution liée à l’appartenance à un certain groupe social et coïncider avec l’apatridie. Dans ce cas, la preuve du risque de persécution lié à l’appartenance à une minorité religieuse semble qualifier l’élément de la religion minoritaire professée à travers la condition d’apatride, en tant que forme de persécution. De ce point de vue, il convient de prendre en considération l’élaboration de la nouvelle formule linguistique de « minorité apatride » et la correspondance entre « minorité apatride » et définition de « certain groupe social ».

Quant à la formule linguistique de « minorité apatride », la mutation de la religion minoritaire au prisme de la notion de « certain groupe social » peut être déduite du fait que l’apatridie est liée au concept de minorité par les institutions internationales, lorsque l’existence d’individus sans citoyenneté est causée par l’appartenance de ces individus à une minorité. Comme le souligne le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, le lien entre l’individu et une minorité ethnique, religieuse ou linguistique détermine souvent la volonté de l’État de lui refuser ou de lui retirer la nationalité[24]. Dans ce contexte, le HCR a qualifié l’apatridie comme une forme de persécution. Quand la privation de la citoyenneté dérive de l’appartenance à des « groupes ethniques ou religieux particuliers »[25], l’institution onusienne a mis en évidence « l’existence des minorités apatrides », car, « plus de 75 % des populations apatrides recensées dans le monde appartiennent à des groupes minoritaires »[26]. Concernant plus particulièrement les minorités religieuses apatrides, le Haut-Commissariat pour les réfugiés a fourni un exemple spécifique de ce chevauchement en ce qui concerne la minorité Rohingya au Myanmar. Le fait que les Rohingyas correspondent à un groupe d’apatrides est, en fait, la conséquence que ce groupe est une minorité musulmane.

Concernant plus particulièrement la convergence possible entre « minorité apatride » et définition de « certain groupe social », reprenant la notion de « certain groupe social » dans la perspective spécifique de la perception sociale, il semble pertinent de souligner que la négation de la citoyenneté peut démontrer l’existence d’une persécution liée à l’appartenance à un certain groupe social si plusieurs individus sont visibles dans une société en fonction de l’expérience commune persécutoire vécue. En effet, cette approche semble applicable aux Rohingyas qui, au-delà d’invoquer le statut de réfugié religieux ou ethnique, pourraient aussi construire la demande d’asile sur l’appartenance à un certain groupe social, argumentant que la visibilité de la communauté d’appartenance dans le pays d’origine est le résultat d’une condition commune d’apatridie.

3. Les minorités religieuses persécutées dans les documents des institutions internationales et européennes

Pour tracer une cartographie des minorités religieuses persécutées, il convient ici de se reporter à la dialectique entre majorités religieuses et minorités religieuses comme critère utile à dessiner quelques modèles de la notion en question. L’importance de cette approche, fondée sur la dialectique entre groupes religieux, semble émerger des documents et des arrêts internationaux, européens et nationaux, car dans la majeure partie des situations, c’est la position non dominante de la minorité qui marque une aptitude persécutrice de la part de la religion majoritaire. Dans cette perspective, si comme l’a mis en valeur le HCR, « il est fort probable que les persécuteurs visent les groupes religieux qui sont différents du leur parce qu’ils perçoivent cette identité religieuse comme une menace contre leur propre identité ou légitimité »[27], la persécution religieuse qualifie la relation entre majorités et minorités selon des géométries variables, que nous pouvons réordonner selon les cinq modèles de classification suivants : les minorités religieuses sur place ; les minorités dans les majorités ; les minorités qui deviennent majorités ; les minorités perçues ; les multiminorités.

Concernant les minorités religieuses sur place, la minorité religieuse sur place existe quand le demandeur d’asile, qui était membre de la majorité religieuse dans le pays d’origine, décide de se convertir à une nouvelle religion dans le pays d’accueil et la nouvelle religion est minoritaire dans le pays d’origine. En effet, nous avons déjà observé ce phénomène dans l’arrêt F.G. c. Suède de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. En particulier, comme l’a rappelé le juge de Strasbourg, selon l’intervention de tierces parties « les personnes converties au christianisme constituent l’une des minorités religieuses les plus persécutées d’Iran. Le régime islamique aurait mis en place des dispositifs systématiques aux fins de recenser tous les citoyens qui se sont convertis de l’islam au christianisme »[28]. Cette motivation sur le risque de persécution religieuse complique la relation entre majorités et minorités, car dans cette situation, c’est l’appartenance originaire à la majorité qui définit les convertis comme une minorité. L’identité initiale entre la croyance du persécuteur et la croyance du persécuté produit la persécution religieuse, en tant que sanction, ex post, d’une forme d’infidélité à la communauté d’origine punie en Iran de la pendaison. Dans la même perspective, le tribunal de Bari en Italie a évoqué la notion de minorité religieuse pour définir le cadre juridique applicable aux convertis en Iran. En particulier, selon le juge italien, même si l’article 13 de la Constitution iranienne de 1979 protège les minorités religieuses, les convertis au christianisme sont condamnés pour avoir commis le délit d’apostasie[29]. Nous pouvons en outre retracer la même évaluation du risque de persécution dans la jurisprudence du Conseil d’État français, qui, dans le cas d’une femme iranienne convertie au christianisme en France, a annulé et renvoyé devant la Cour nationale du droit d’asile, une décision de rejet de la demande d’asile, disant que la Cour n’avait pas pris en considération la réalité et l’ampleur des risques engendrés par la conversion dans le pays d’origine[30].

Concernant le deuxième modèle, le cas des minorités religieuses dans les majorités est particulièrement intéressant au prisme de la relation conflictuelle entre les deux groupes. En particulier, le fait que la minorité partage, a priori, la même religion que celle du groupe dominant mais avec des différences concertant la doctrine, les leaders religieux de référence ou bien les rites, cela peut motiver la majorité à défendre la vérité de sa foi et à persécuter celles qui sont accusés d’être blasphémateurs. Via des lois nationales qui punissent le blasphème, peuvent donc émerger des actes de persécution contre des minorités religieuses et c’est le cas de la minorité ahmadie au Pakistan. En particulier, la législation pénale pakistanaise sur le blasphème punit en général la profanation du Coran, l’interdiction d’insulter le Prophète Mohammad, ses épouses, sa famille ou ses compagnons et en particulier des activités spécifiques des ahmadies, comme se définir comme musulmans, ainsi que prêcher ou propager leur foi[31]. Dans une perspective différente de persécution, le tribunal de Bari a reconnu le statut de réfugié religieux à un ressortissant iranien appartenant à la minorité de derviches gonabadi [32]. Ce courant mystique de l’islam en particulier est victime des persécutions de la part de la majorité chiite et, comme le tribunal l’a observé, si les leaders de cette communauté ont été condamnés par le tribunal révolutionnaire de Téhéran à la prison pour conspiration contre la sécurité nationale, plusieurs derviches sont aussi détenus pour le seul fait de leur appartenance religieuse.

Passant au troisième modèle, le phénomène des minorités qui deviennent majorités peut correspondre à une persécution religieuse si le changement de religion est le résultat d’une conversion forcée. De ce point de vue, le risque d’une conversion forcée à la religion dominante pour les affiliés à une minorité religieuse a été souligné par les institutions internationales[33] et européennes avec une référence particulière aux femmes. Plus précisément, la conversion forcée des femmes membres d’une minorité religieuse à la religion majoritaire fait souvent partie d’une dynamique plus générale de violence de genre qui se compose également de violences sexuelles et de mariages forcés. De ce point de vue, le Parlement européen a condamné « les conversions forcées et les pratiques préjudiciables comme la mutilation génitale féminine, de même que le mariage forcé »[34], alors que le Conseil des droits de l’homme a reçu un rapport sur une fille mineure, membre de la minorité religieuse des yézidis, enlevée par trois hommes et ensuite forcée à se convertir à l’islam et à se marier avec un musulman[35]. Les conséquences de cette intersection entre religion minoritaire et genre sont potentiellement novatrices de la condition non dominante de la minorité et donc aussi de la relation avec la majorité religieuse. Plus précisément, la possibilité que l’identité de genre joue un rôle particulier dans les communautés minoritaires, rendant les femmes plus vulnérables que les hommes, produit des hiérarchies variables entre hommes et femmes dans la position non dominante de la minorité face à la majorité, avec un risque de persécution plus grave pour le genre féminin. Ce risque semble émerger dans une aptitude persécutrice de la religion dominante qui oblige les femmes à se convertir, à travers une violence globale sur le corps et sur la conscience de la personne.

En ce qui concerne le quatrième modèle, la possibilité d’articuler un modèle de minorité religieuse perçue découle de la circonstance, déjà observée dans le statut de réfugié religieux, que la connexion entre religion et risque de persécution peut dériver aussi du fait que le persécuteur attribue au persécuté une religion ou conviction différente de celle réellement professée. De ce point de vue, si la religion attribuée est minoritaire, nous pouvons envisager l’existence d’une minorité religieuse perçue correspondant aux sujets qualifiés à tort comme affiliés à une minorité religieuse existante. La mise en valeur de la perception du persécuteur se caractérise par une évolution de la notion de minorité religieuse à travers la transformation du critère classique de l’existence de la minorité religieuse. Il est notable de constater que la relation entre majorité et minorité fondée sur la domination d’une religion est capable de produire une perception des religions minoritaires qui, différemment de la notion classique de minorité religieuse[36], est critère d’existence de la minorité dans le statut de réfugié, à condition que cette perception produise un risque de persécution.

Enfin, la minorité peut être ciblée par un risque de persécution en fonction de plusieurs éléments, lesquels, à la lumière de la définition internationale de minorité ethnique, nationale, religieuse et linguistique, qualifient un groupe comme multiminoritaire. Autrement dit, une formation sociale, comme nous pouvons l’observer pour le Rohingya, peut à la fois pratiquer une religion minoritaire, parler une langue minoritaire et appartenir à un groupe ethnique spécifique. Cette possibilité émerge dans le statut de réfugié lorsque le groupe est minoritaire non seulement en référence à la religion professée, mais aussi à d’autres caractéristiques (groupes multiminoritaires) et le risque de persécution resurgit de ces caractéristiques. C’est ce que l’on pourrait déduire, par exemple, d’une constatation adoptée par le Comité des droits de l’homme concernant un réfugié afghan de foi chrétienne et d’ethnie hazara[37]. Dans ce cas, le demandeur se plaignait d’un double risque de persécution car en Afghanistan si les chrétiens sont persécutés, l’appartenance à l’ethnie Hazara serait considérée comme la preuve du délit d’apostasie, en cela que les Hazaras sont normalement des musulmans shiites[38]. Face à cette articulation du risque de persécution, même si le Comité a estimé que « les éléments de preuve produits et les circonstances invoquées par l’auteur ne suffisent pas à démontrer qu’il serait exposé à un risque personnel et réel de traitement contraire aux articles 6 ou 7 du Pacte s’il était renvoyé en Afghanistan »[39], nous pouvons observer que l’appartenance ethnique complique la relation entre majorité et minorité religieuse, agissant comme un catalyseur entre l’appartenance à la religion musulmane et le risque de persécution. Au-delà du fait que tous les chrétiens peuvent être associés à une minorité persécutée, l’appartenance à une minorité ethnique représente un risque ultérieur si cette appartenance correspond dans la perception du persécuteur à la profession de l’islam et que la personne ne professe pas la foi musulmane.


  1. V. Daniele Ferrari, Il concetto di minoranza religiosa dal diritto internazionale al diritto europeo. Genesi, sviluppo e circolazione, Bologna, Il Mulino, 2019, p. 198-202.
  2. CJUE, Bundesrepublik Deutschland v. Y. Z. A., cit.
  3. Cf. Francis Messner, "Introduction. L’affiliation religieuse en Europe", dans Francis Messner (dir.), L’Affiliation religieuse en Europe, op. cit., 2017, p. 5 et ss.
  4. UNHCR, Principes directeurs sur la protection internationale : Demandes d’asile fondées sur la religion, op. cit., p. 5.
  5. V. Daniele Ferrari, "Mapping the Legal Definition of Religious Minorities in International and European Law", dans Marco Ventura (dir.), The Legal Status of Old and New Religious Minorities in the European Union. Le statut juridique des minorités religieuses anciennes et nouvelles dans l’Union européenne, Granada, Comares, 2021, p. 71-75.
  6. Cf. T. Alexander Aleinikoff, "Protected Characteristics and Social Perceptions: An Analysis of the Meaning of “Membership of a Particular Social Group”", dans Erika Feller, Volker Türk, Frances Nicholson (dir.), Refugee Protection in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 263-280.
  7. UNHCR, Principes directeurs sur la protection internationale no. 2 : "L’appartenance à un certain groupe social" dans le cadre de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au Statut des réfugiés (HCR/GIP/02/02 Rev.1), 2008.
  8. Ivi, p. 2.
  9. Ibid.
  10. Ivi, p. 3.
  11. Ibid.
  12. Ivi, p. 2.
  13. UNHCR, Principes directeurs sur la protection internationale : Demandes d’asile fondées sur la religion, op. cit., p. 4.
  14. UNHCR, Principes directeurs sur la protection internationale no. 2 : "L’appartenance à un certain groupe social" dans le cadre de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au Statut des réfugiés, op. cit., p. 4.
  15. V. Art. 10, § 1, l. d, directives 2004/83/CE et 2011/95/UE.
  16. EASO, EASO Practical Guide: Qualification for international protection, Common characteristic, dans https://easo.europa.eu/practical-guide-qualification/common-characteristic.
  17. Ivi.
  18. V. Art. 10, § 1, l. d, directive 2011/95/UE.
  19. Daniele Ferrari, "New and Old Religious Minorities in International Law", dans Religion, 12, 2021, p. 1-19, ici p. 8.
  20. Francesco Capotorti, Étude des droits des personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses et linguistiques (E/CN. 4/Sub.2/384/Rev.1), 1979, p. 12.
  21. UNESCO, Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Rapport final, Recommandation n. 18, Mexico 26 juillet-6 août 1982, p. 72.
  22. Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Droits des minorités : Normes internationales et indications pour leur mise en œuvre (HR/PUB/10/3), 2010, p. 5.
  23. UNHCR, Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan, op. cit., p. 35.
  24. Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, Minority Rights: International Standards and Guidance for Implementation (HR/PUB/10/3), C. Do minority rights apply to non-citizens? , 2010, p. 5.
  25. UNHCR, Piano 2014-24 d’azione globale per porre fine all’Apolidia, 2014, p. 6.
  26. UNHCR, “Nous sommes chez nous, ici”. Minorités apatrides en quête de citoyenneté, 2017, p. 2.
  27. UNHCR, Principes directeurs sur la protection internationale : Demandes d’asile fondées sur la religion, op. cit., p. 4.
  28. V. CEDH, G. de Ch., F.G. c. Suède, cit., § 107.
  29. Tribunal de Bari, décret, 15 mars 2017.
  30. CE, 17 octobre 2016, Mme S., n° 392238C.
  31. UNHCR, Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan, op. cit., p. 11 et ss.
  32. Tribunal de Bari, Ordonnance, 7 avril 2016.
  33. UNHCR, Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan, op. cit., p. 19 et ss.
  34. Parlement européen, Orientations de l’Union européenne et mandat de l’envoyé spécial de l’Union pour la promotion de la liberté de religion ou de conviction à l’extérieur de l’Union européenne (2018/2155(INI)), 2019.
  35. Special Rapporteur on freedom of religion or belief – Independent Expert on minority issues – Special Rapporteur on the sale of children, child prostitution and child pornography – Special Rapporteur on trafficking in persons, especially women and children – Chair-Rapporteur of the Working Group on the issue of discrimination against women in law and in practice – Special Rapporteur on violence against women, its causes and consequences, Special procedures of the Human Rights Council, Communication, 29 May 2013 – Iraq (IRQ 2/2013).
  36. Plus précisément, entre 1950 et 1966, la réflexion des Nations unies sur les droits des minorités religieuses s’inscrit dans le cadre de l’élaboration d’un traité international sur les droits de l’homme. Ce processus se terminera par l’insertion de l’article 27 dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui représente la première source du droit des Nations unies à utiliser la formule linguistique "minorité religieuse" en termes explicites. L’article, en particulier, dispose que : "Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue". Les critères pour établir l’existence d’une minorité religieuse se situent dans l’élaboration institutionnelle de la définition des minorités religieuses. En effet, la définition répond à la nécessité pour les institutions internationales d’établir les critères d’existence légale de la minorité religieuse, condition prévue à l’article 27, et donc d’expliciter les destinataires des droits à la liberté de professer et pratiquer une religion minoritaire. De ce point de vue, l’"Étude des droits des personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses et linguistiques" de Francesco Capotorti en 1979, le "Proposal concerning a definition of the term “minority”" de Jules Deschênes en 1985 et l’"Observation générale n° 23" en 1994 du Comité des droits de l’homme mettent en lumière la construction de la définition de minorité religieuse et des droits spécifiques, qui entourent la distinction entre liberté religieuse générale et liberté des membres d’une minorité de professer et de pratiquer une religion. En se limitant à la définition élaborée par Francesco Capotorti, dans le cadre d’une étude de "caractère essentiellement juridique" avec le but de répondre à "toutes les questions de droit ou de fait qui ont un lien avec les principes énoncés dans l’article 27 du Pacte", l’expert a élaboré la définition suivante de minorité ethnique, religieuse ou linguistique : "[…] Une minorité ethnique, religieuse ou linguistique est un groupe qui est numériquement inférieur au reste de la population de l’État auquel il appartient et qui possède des caractéristiques culturelles, physiques ou historiques, une religion ou une langue différentes de celles du reste de cette population". À partir de cette définition, nous pouvons construire une définition de minorité religieuse, comme un groupe qui doit correspondre à des éléments objectifs (infériorité numérique) et subjectifs (religion différente de celle du reste de la population). Ces paramètres établissent alors l’existence juridique d’une minorité religieuse et en même temps les conditions d’applicabilité de l’article 27. En outre, l’expert ajoute à ces critères le statut de citoyenneté, excluant ainsi, contrairement aux destinataires de l’article 18, les étrangers de la liberté des membres d’une minorité de professer et de pratiquer une religion. Pour une reconstruction de la définition de minorité religieuse en doctrine, v. Daniele Ferrari, Il concetto di minoranza religiosa dal diritto internazionale al diritto europeo. Genesi, sviluppo e circolazione, op. cit. ; Id., "Mapping the Legal Definition of Religious Minorities in International and European Law", dans Marco Ventura (dir.), The Legal Status of Old and New Religious Minorities in the European Union. Le statut juridique des minorités religieuses anciennes et nouvelles dans l’Union européenne, op. cit., p. 61-93.
  37. Comité des droits de l’homme, 13 mars 2020, Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3032/2017 (CCPR/C/128/D/3032/2017).
  38. Ivi, § 3.1.
  39. Ivi, § 7.9.

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