4 La société civile et le capital social. Aux sources de la crise syrienne

Khaled Al-Bitar

Ce chapitre a été traduit de l’anglais vers le français par Julien Pieret.

Introduction

L’étude de la société civile, de ses membres et de son rôle, dans la Syrie contemporaine n’est pas inédite[1] ; le présent chapitre envisagera cependant cette thématique sous un angle nouveau à partir d’une grille de lecture reposant sur la notion de « capital social ». Cette notion, qui puise à plusieurs sources intellectuelles et qui est promue par une série d’institutions internationales qui la posent comme pierre angulaire du développement, place au cœur de l’analyse la question des réseaux sociaux qui articulent et configurent la façon dont les membres de la société civile interagissent, collaborent ou s’opposent. L’hypothèse générique qui sous-tend ce chapitre est la suivante : l’accroissement de ce capital social est indispensable à la démocratisation de la Syrie en ce qu’il permet le renforcement et la stabilisation des organisations qui composent aujourd’hui la société civile syrienne ; ce capital social et sa distribution inéquitable au sein de la société civile syrienne ont été parmi les causes de la crise observée en Syrie depuis 2011.

Avant de présenter les concepts de capital social d’une part (I), de société civile d’autre part (II), puis d’envisager sous un angle quantitatif et qualitatif l’état de la société civile syrienne contemporaine et le rôle qu’elle a pu jouer, malgré elle, dans la survenance de la crise syrienne (III), il convient de lever le voile sur une question toujours prégnante : peut-on parler de société civile dans la société syrienne ? En effet, le concept de société civile en Syrie a toujours été problématique et sujet à de multiples interprétations contradictoires. Le terme même est difficilement traduisible en arabe : généralement, c’est l’expression Mujtamaa’ Ahlī que l’on retrouvera le plus souvent dans la littérature pour qualifier la société civile syrienne[2] mais cette expression qui, littéralement, renvoie plutôt à la notion de « groupes communautaires », peut également être interprétée comme signifiant qu’au-delà de ces groupes, ethniques ou religieux, il n’existe pas de société civile, au sens occidental du terme, en Syrie. Selon cette interprétation, ces groupes communautaires épuisent l’espace associatif syrien. On trouvera cependant une autre expression, plus proche de la conception moderne et libérale de la société civile, Mujtamaa’ Madani[3] : l’emploi de ce terme traduit la reconnaissance de l’existence d’une société civile même si en Syrie, la restriction drastique de tout espace de liberté démocratique suite aux dérives autoritaires du régime au pouvoir a bien entendu empêché le déploiement de cette société civile et ruiné toute possibilité qu’elle joue son rôle de contre-pouvoir démocratique[4]. C’est cette seconde interprétation qui sera ici privilégiée.

I. Le capital social comme fondement du développement démocratique

Généralement, trois auteurs sont pointés comme étant à la source de la naissance et du développement de la notion de capital social : le sociologue français Pierre Bourdieu qui a forgé ce concept dans le cadre de son analyse critique des inégalités sociales, le sociologue états-unien James Coleman et le politologue états-unien Robert Putnam qui, de leur côté, ont développé un modèle intégratif de ce concept qui se concentre sur les valeurs et les réseaux qui l’animent[5]. En effet, les réseaux sociaux sont, d’une manière ou d’une autre, l’une des principales composantes du concept de capital social, et les liens qu’il entretient avec des questions telles que le développement, la démocratisation, les structures et la confiance sociales ont été précisés de nombreuses manières et sous de nombreuses formes.

Bourdieu, par exemple, a défini le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles »[6]. Aussi, Bourdieu estime que « L’existence d’un réseau de relations n’est pas un donné naturel, ni même un donné social constitué une fois pour toutes par un acte initial d’institution, représenté, dans le cas du groupe familial, par la définition généalogique des relations de parenté, qui est la caractéristique d’une formation sociale. »[7] Cette proposition conceptuelle met l’accent sur l’importance de l’institutionnalisation des réseaux sociaux qui peuvent, bien entendu, inclure, ce que l’on appelle couramment les organisations de la société civile.

De son côté, Coleman a défini le capital « par sa fonction » : « Il ne s’agit pas d’une entité unique, mais d’une variété d’entités différentes ayant deux caractéristiques en commun : elles consistent toutes en un aspect de la structure sociale et elles facilitent certaines actions des individus situés dans cette structure. »[8] Cette fois encore, le terme « entité », qui renvoie à la dimension institutionnelle du concept, peut sans difficulté inclure les organisations de la société civile qui sont fortement imbriquées au sein de toute structure. En outre, la prémisse selon laquelle il ne s’agit pas d’une entité unique, mais plutôt d’une variété d’entités, est précieuse en vue d’envisager le pluralisme comme exigence du développement des réseaux sociaux.

Putnam est encore plus explicite dans l’identification d’un lien entre le développement du capital social d’une part, la démocratisation et le développement d’autre part. Sa définition du concept est la suivante : « caractéristiques de l’organisation sociale, telles que les réseaux, les normes et la confiance sociale, qui facilitent la coordination et la coopération en vue d’atteindre un bénéfice mutuel »[9]. Une autre définition axée sur les réseaux sociaux est présentée par l’économiste Michael Woolcock qui a longtemps travaillé au sein du service des recherches sur le développement de la Banque mondiale : le capital social vise en effet « l’information, la confiance et les normes de réciprocité inhérentes aux réseaux sociaux d’une personne »[10].

Bref, les réseaux sociaux et la nature des relations entretenues entre membres de la société se situent ainsi au cœur des définitions du capital social. En se fondant sur la théorie de Woolcock et les travaux ultérieurs qu’elle a générés, il existe d’ailleurs trois types différents de capital social en fonction de la norme des relations au sein des et entre réseaux sociaux[11] :

  1. Le capital social dit d’attachement : il s’agit des relations interpersonnelles fondées sur un sentiment d’identité commune (relations au sein de groupes homogènes).
  2. Le capital social dit d’accointances (ou instrumental) qui se réfère aux relations au-delà d’un sentiment d’identité partagée (relations au sein de groupes hétérogènes).
  3. Le capital social dit de liaison : il s’agit des relations entre les personnes ou les groupes situés plus ou moins haut, plus ou moins bas dans la hiérarchie sociale.

Or, un processus de démocratisation abouti requiert le développement de ces trois types de capital social. Ainsi, si le développement et l’accumulation du capital social se produisent à la fois dans le capital social d’attachement et dans celui d’accointances, le gouvernement ou l’autorité sont confrontés à l’alternative suivante : soit, dans une perspective démocratique, adopter des mesures et susciter des changements en profondeur afin de répondre aux changements observés dans les relations sociales, soit, dans une perspective autoritaire, augmenter la répression pour limiter cette accumulation du capital social. Ce choix est inévitable dès l’instant ou le gouvernement ou l’autorité ne peuvent tout simplement pas ignorer l’accumulation du capital social ; à défaut, la légitimité du système politique serait affectée[12]. Par conséquent, si le gouvernement ou l’autorité n’ont pas la capacité ou la volonté de s’adapter, ils doivent limiter le développement et l’accumulation du capital social d’accointances afin d’éviter les conflits sociaux et autres pressions démocratiques. Aussi, le développement simultané du capital social d’attachement et de celui de liaison est intimement lié à la construction de la démocratie, à l’engagement citoyen dans les affaires publiques et au développement ; il représente la dimension institutionnelle du capital social qui est indispensable à la stabilisation de la démocratie.

Le concept de capital social a, depuis de nombreuses années, fait florès : largement convoqué par la littérature scientifique relative au développement, il est également massivement utilisé dans les rapports d’organisations internationales liées au développement avec, au premier chef, la Banque mondiale qui, depuis plus de vingt ans, a publié une série d’études sur le capital social et ses corrélats, son rôle dans les projets de développement ou encore les méthodes permettant de le mesurer. La définition générique du capital social que propose cette institution est la suivante : l’expression « capital social » vise « les institutions, les relations, les attitudes et les valeurs qui régissent les interactions entre les personnes et qui contribuent au développement économique et social. Cependant, le capital social n’est pas simplement la somme des institutions qui sous-tendent la société, c’est aussi le ciment qui les maintient ensemble. Il comprend les valeurs et les règles communes de conduite sociale qui s’expriment dans les relations personnelles, la confiance et un sens commun de la responsabilité ׅ“civique” qui fait de la société plus qu’une collection d’individus »[13].

Plus récemment et au niveau local, le Syrian Center for Policy Research, un think-tank indépendant du gouvernement, a publié, en 2017, un premier rapport sur l’impact du conflit sur le capital social en Syrie[14]. Ce document tente de forger un indice susceptible de mesurer le capital social avant et après le déclenchement du conflit syrien. Cet indice comporte trois composantes principales : 1. Les réseaux et la participation communautaires ; 2. La confiance ; 3. Les valeurs et visions communes, chacune de ces composantes contenant des sous-indicateurs. Par exemple, la composante « Réseaux et participation communautaires » présente quatre sous-indicateurs (participation à la prise de décision, coopération pour résoudre les problèmes, travail bénévole et participation des femmes). Surtout, le rapport démontre que le capital social présente un impact décisif sur la formation des institutions et des organisations sociales ainsi que sur leurs modes de fonctionnement. Enfin, il distingue deux types de capital social qui fonde sa grille de lecture de la situation syrienne[15] :

  1. le capital social hérité qui lie les membres des communautés traditionnelles telles que la tribu ou le groupe ethnique ;
  2. le capital social évolutif ou renouvelable qui peut conduire à la perpétuation de ces communautés, au renforcement de leur cohésion ou, à l’inverse, à leur dissolution.

Cependant, si ce rapport fait à quelques reprises – moins d’une dizaine – référence à la société civile syrienne (ainsi, insiste-t-il sur le nécessaire renforcement de la société civile et sur le rôle qu’elle doit jouer dans le développement et la reconstruction du pays), il n’explore pas cette question en profondeur : le propos reste générique, assez théorique et en définitive, fait défaut une analyse méticuleuse des membres composant la société civile syrienne et de leur place respective au sein des différents indicateurs de mesure du capital social. Bref, on est assez loin des travaux de Putnam qui, en vue d’établir le lien entre solidarité sociale, participation civique et mobilisation politique, consacraient une place importante au développement des syndicats, des associations professionnelles et des organes du gouvernement local, notamment dans son étude fondatrice sur le différentiel de développement des provinces italiennes[16].

Il ne suffit donc pas d’atteindre des taux élevés de croissance économique et d’accumuler du capital physique sans prêter attention au capital social. L’absence ou l’inefficacité des réseaux sociaux, qui se traduisent empiriquement par la formation d’organisations de la société civile, conduit nécessairement à la persistance de distorsions et de déséquilibres en matière de développement, distorsions dans la répartition des richesses et déséquilibre dans la distribution du pouvoir, et ce en raison de la faible participation citoyenne aux affaires publiques que génère cette absence ou cette inefficacité. Par conséquent, le développement durable, dans son acception politique et non environnementale, ne peut être atteint sans des taux de croissance adéquats du capital social. En outre, le manque de confiance entre ou au sein des groupes sociaux fragilise la société tout entière en la rendant vulnérable aux conflits violents vu l’absence d’instances de dialogue institutionnalisées et d’une culture de résolution pacifique des conflits[17]. Partant, considérer la société civile comme moteur de la constitution de réseaux sociaux et étendre notre compréhension de la confiance sociale, y compris dans les institutions, et ce au-delà du seul niveau individuel, constituent les axes clefs de toute étude et mesure du capital social[18].

L’émergence et la formation d’organisations et d’institutions actives au sein de la société civile et fondées sur la confiance, notamment dans la loi, sont essentielles en vue d’accroître le pouvoir représentatif du peuple. Putnam a ainsi noté l’importance majeure que présente un système de garantie des droits civils et des libertés publiques susceptible de contribuer à une participation politique démocratisée, fondée sur l’intérêt général et orientée vers la résolution de problèmes publics plutôt que sur des relations personnelles exclusivement régies au sein de réseaux réduits de pouvoir[19]. Par conséquent, une analyse de la société civile en Syrie, avant l’éclatement de la crise et le début du conflit, est nécessaire en vue de dévoiler la violence directe, structurelle et culturelle sous-jacente aux hostilités et de déterminer dans quelle mesure les distorsions en termes de capital social ont été l’une des causes du conflit. Avant de procéder à pareille analyse, il convient d’abord de clarifier l’expression équivoque de société civile[20] et de construire, à gros traits, une grille de lecture permettant d’opérationnaliser ce concept dans un contexte particulier.

II. Qu’est-ce que la société civile ?

Il n’est pas ici question de lever définitivement la polysémie de l’expression « société civile » et d’envisager les multiples usages et investissements, scientifiques, sociaux et politiques, dont elle a fait l’objet depuis des décennies. L’on se contentera pour les besoins de l’exercice de partir de définitions qui font autorité dans le champ concerné par le conflit syrien, soit celui posé par les institutions et organisations internationales. En bref, cette acception contemporaine de la société civile tend à rétrécir la notion autour de deux pôles, celui des associations non gouvernementales et celui constitué par les élites culturelles, le cœur de l’exercice consistant à démarquer clairement la société civile de toute institution étatique. Ainsi, sur la partie de son site internet consacré aux partenariats avec la société civile, la Banque mondiale fournit cette définition du concept qui illustre parfaitement cette tendance : il s’agit du « large éventail d’organisations non gouvernementales et à but non lucratif qui ont une présence dans la vie publique, exprimant les intérêts et les valeurs de leurs membres ou d’autres personnes, sur la base de considérations éthiques, culturelles, politiques, scientifiques, religieuses ou philanthropiques »[21]. La définition proposée par les Nations unies est comparable en ce qu’elle envisage également la société civile comme l’ensemble des organisations et associations non gouvernementales et non lucratives : la société civile est le « troisième secteur » de la société, aux côtés du gouvernement (l’État) et des entreprises (le marché). À l’instar de la Banque mondiale, les Nations unies insistent constamment sur l’importance des partenariats noués avec la société civile : ils font progresser les idéaux de l’organisation et contribuent à soutenir son travail[22].

Ainsi, selon la définition des Nations unies, la société civile est le domaine qui n’appartient ni à l’État, ni au marché. Une telle définition ne doit cependant pas oblitérer la pertinence et la fréquence d’une vision plus large de la société civile qui tiendrait compte de la porosité des frontières entre État, marché et société civile, par exemple en incluant dans cette dernière les syndicats ou les partis politiques, en plus des associations professionnelles ou des chambres de commerce, autant de groupes et de collectifs qui bénéficient de plusieurs libertés publiques, libertés d’association, de réunion ou d’expression.

Dans les programmes de développement soutenus par les principales institutions internationales ou à travers l’activité routinière d’organisations spécialisées – ainsi, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme[23] ou le Conseil de l’Europe[24] –, il est toujours demandé aux États membres de créer les conditions permettant de soutenir la capacité des personnes, groupes ou collectifs, à s’engager dans des activités civiques et à participer effectivement aux affaires publiques, conditions empruntées aux principales conventions internationales protégeant les droits humains. Une protection effective de la liberté d’expression, de la liberté d’association, de la liberté de réunion pacifique, du droit de participer aux affaires publiques ou encore du principe de non-discrimination, ainsi que la mise sur pied d’un environnement sûr et propice sont donc présentés par les différentes instances internationales comme les critères et les normes qui devraient encadrer la relation entre les autorités gouvernementales et la société civile. La vigueur de toute société civile repose donc sur un ordre démocratique, un ordre que cette vigueur contribue en retour à renforcer.

Pour en revenir aux travaux de Putnam sur le capital social, ceux-ci établissent également un lien entre le pouvoir de la société civile et le développement de la vie économique ou les performances du gouvernement, là où la participation civique effective a suscité des changements révolutionnaires dans les institutions politiques et économiques du pays et ainsi renforcé la société civile et ses marges de manœuvre[25].

On l’aura compris : les organisations de la société civile sont les structures idoines permettant d’améliorer et de renforcer les canaux de la participation communautaire dans tout processus de développement ; précisément, en Syrie, la politique de libéralisation tout azimut menée depuis les années 1970 a eu des conséquences sociales assez dramatiques et une société civile structurée et efficace aurait pu contribuer à les minimiser[26].

Certes, formellement et d’un point de vue strictement quantitatif, on note une augmentation constante du nombre d’ONG syriennes entre 2000 et 2011 mais cette augmentation n’a pas permis à ces organisations de véritablement peser sur la vie économique et sociale locale et de contribuer à lutter contre les effets dévastateurs de la libéralisation économique opérée en Syrie depuis les années 1970. Plusieurs facteurs, propres à la situation syrienne, expliquent ce constat mais avant de les présenter, encore faut-il poursuivre l’exercice conceptuel entamé et s’intéresser aux types d’ONG présentes sur le territoire syrien et à leurs modes d’actions. Fort de ces précisions, nous pourrons ensuite envisager dans quelle mesure certaines distorsions observées en Syrie sur le terrain associatif ont pu participer à l’avènement de la crise au printemps 2011.

L’évaluation de la performance et de l’efficacité de la société civile ne se limite pas à la mesure quantitative des membres la composant ; elle doit également porter sur des aspects plus qualitatifs liés à la formation et au travail de ces organisations. Sur ce point et à gros traits, trois types de structures doivent être distinguées :

  1. Les organisations caritatives, actives sur le terrain humanitaire et menant des activités de bienfaisance et qui se revendiquent des valeurs de « charité » ou de « solidarité sociale ». Ces ONG constituent la première génération d’associations et demeurent dominantes dans le monde arabe en général ; en Syrie, elles représentent le principal secteur d’activités associatives.
  2. Les organisations de développement qui forment la deuxième génération d’ONG et dont l’émergence s’explique par la transformation des théories et des modèles de développement entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1970. Elles illustrent en effet l’évolution d’une conception économique du développement, dominée par le concept de croissance économique vers une théorie plus large dite de développement global ou de développement humain durable. Ces ONG de développement sont en effet présentées comme parties prenantes dans le processus devant atteindre les objectifs de développement humain. Ces organisations travaillent généralement sur des questions liées à l’indice de développement humain et leurs activités sont liées aux secteurs de l’éducation, de la santé, de la formation professionnelle et du travail.
  3. Les organisations de plaidoyer. Ce type d’ONG pourrait être appelé la troisième génération de la société civile et il comprend toutes les structures non gouvernementales qui travaillent au service des droits individuels, économiques, sociaux et culturels, et qui sont actives dans les questions relatives aux droits humains, aux discriminations liées au genre, aux groupes culturels marginalisés, aux réfugiés, ou encore à l’environnement, à la lutte contre la corruption et à la gouvernance. L’existence et le développement de telles organisations sont intimement liés au développement démocratique et à la plus ou moins grande ouverture du système politique de l’État dans lequel elles évoluent.

Il n’y a pas de frontières nettes entre ces trois types d’ONG : elles peuvent se chevaucher de telle sorte qu’une organisation peut travailler dans plusieurs domaines simultanément ou passer d’un secteur d’activités à un autre. En outre, cette typologie est relativement grossière et elle n’épuise pas le spectre total du travail réalisé par les associations relevant de la société civile. Du reste, la présence simultanée de ces trois types d’ONG sur un territoire donné ne garantit en rien la qualité ou l’efficacité de leurs actions de terrain, ni même l’accessibilité de leurs services au bénéfice de la population. Pour mieux apprécier la performance de la société civile, un autre facteur doit guider toute analyse, celui des « modes d’action » ou des « modalités d’intervention » que ses membres mettent en œuvre[27] et dont l’exercice concret sera évidemment fonction, d’une part des marges de liberté qui leur sont octroyées, d’autre part des capacités humaines et matérielles dont ils disposent. L’on peut distinguer deux grands types de mode d’action qui, couplés aux trois types d’ONG précités, peuvent également se recouper[28] :

  1. Un mode d’action basé sur l’offre. Il consiste en la fourniture d’une assistance directe aux bénéficiaires par exemple en apportant un soutien financier ou un service direct et en mettant en œuvre ou en aidant les agences gouvernementales à mettre en œuvre des programmes de développement locaux. Leur action peut ainsi se substituer à des services publics déficients ou absents ou non accessibles à l’ensemble de la population.
  2. Un mode d’action orienté vers la demande. Il s’agit d’exercer une pression sur l’opinion publique et/ou les autorités politiques. Ce type d’action vise à influencer l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques, notamment par l’organisation de campagnes médiatiques ou des activités de rapportage et de lobbying.

III. La Société civile syrienne

On a déjà rappelé cette évidence : la garantie et l’effectivité de plusieurs libertés publiques sont nécessaires au développement de la société civile et de ses membres, en particulier lorsqu’est en jeu la participation de la population aux affaires publiques. Sans la jouissance d’un socle minimal de libertés publiques – d’expression, d’association, de réunion –, aucune société civile ne peut naître, croître et dès lors être en mesure de contribuer à l’accroissement, la diversification et la répartition du capital social. Au mieux condamnées à la clandestinité, au pire férocement réprimées, les organisations non gouvernementales qui ne bénéficient pas de telles libertés sont placées dans l’incapacité de favoriser la libre communication du public et sa participation à la gestion politique de l’État et des collectivités. Ce socle est consacré par une série de conventions internationales relatives aux droits humains.

La République arabe syrienne est partie à un grand nombre de ces traités et conventions qui sont censés faire partie de la législation syrienne[29]. Le tableau suivant présente ces conventions, en en mettant en évidence les dispositions particulièrement pertinentes pour l’activité de la société civile ainsi que la date d’adhésion de la République arabe syrienne à chacun de ces textes.

Source : Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’Homme
Textes Articles pertinents Adhésion par la Syrie
1 Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) 19, 20, 21 Vote positif de la Syrie (AG-NU)
2 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965) 5 21 avril 1969
3 Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) 19, 21, 22, 25 21 avril 1969
4 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) 8, 15 21 avril 1969
5 Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) 3 28 mars 2003
6 Convention relative aux droits de l’enfant (1989) 13, 15 15 juillet 1993
7 Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (1990) 26 2 juin 2005
8 Convention relative aux droits des personnes handicapées (2006) 21, 29, 30 10 juillet 2009

L’adhésion formelle aux textes internationaux protégeant les droits humains n’est évidemment pas suffisante à l’établissement d’un cadre propice au déploiement de la société civile et de ses activités ; sans volonté politique de les mettre en œuvre, sans ancrage dans le tissu social local, ils demeurent lettres mortes. L’absence de volonté politique dans le chef du régime de Bachar el-Assad est notoire ; moins connue est l’histoire de la société civile syrienne. Or, les difficultés contemporaines observées dans son chef, et singulièrement les distorsions en termes de capital social qui font obstacle à son travail, présentent des racines relativement profondes que les lignes suivantes s’attacheront à succinctement présenter.

Pendant l’ère ottomane, la forme de réseaux sociaux qui s’est développée dans l’espace de la société civile syrienne est connue sous le nom de « Sectes de métiers ». Elles n’étaient pas imposées par l’autorité ottomane, mais librement et volontairement constituées par les artisans. Les autorités ottomanes ont cependant encouragé leur existence en raison du rôle facilitateur qu’elles jouaient dans les domaines de la fiscalité, de la réglementation administrative et en vue de contrôler la qualité de production de leurs membres[30]. Ces « Sectes de métiers » étaient emblématiques de la capacité de la société syrienne à surmonter les clivages religieux pour s’organiser et à constituer des réseaux sociaux orientés vers la satisfaction des intérêts de ses membres. Elles ont ce faisant inauguré une tradition vivace dont la trace moderne fut la vigueur et le poids considérable qu’ont présentés les syndicats dans la vie syrienne politique, économique et sociale. À n’en pas douter, ces associations professionnelles ont constitué le secteur le plus dynamique et le plus influent de la société civile syrienne notamment en raison de leur faculté d’inclure toutes les composantes de la société sans discrimination. Rassembleurs par-delà les clivages identitaires et bénéficiant d’une forte légitimité dans l’opinion publique, les syndicats ont été en mesure de se mobiliser en faveur des libertés publiques et de la démocratie. Pendant longtemps, jusqu’aux années 1980, ils ont pu faire obstacle aux idéologies qui visaient à diviser la société syrienne et à empêcher le développement de réseaux sociaux inclusifs et organisés[31].

Aux côtés des syndicats et de l’engagement professionnel des différents corps de métier, on note également, en Syrie, et ce depuis le début du XIXe siècle, la présence d’un nombre important d’associations religieuses qui assument un travail civique et communautaire essentiel. En 1835, par exemple, le Patriarcat grec orthodoxe fondait une association appelée Nur al-Ihsan, qui apportait son soutien aux personnes dans le besoin indépendamment de leur appartenance religieuse, notamment lors de la famine qui a frappé le pays en 1915 et 1916[32]. Un demi-siècle plus tard, la Société de l’orphelinat Quraish était créée[33].

Avec l’établissement de l’État syrien moderne lors de la fin de l’ère ottomane et la formation du gouvernement du roi Faisal en 1918-1920, les élites politiques syriennes de l’époque, influencées par l’expérience européenne, ont commencé à former des partis politiques, des clubs et des associations. Fin 1925, pendant la colonie française, le parti du peuple est fondé, puis le Bloc national (NB), dont la répartition des membres tient compte de la diversité de la société syrienne, est créé en 1932. D’autres partis ont également été fondés avant l’indépendance, comme le parti communiste syrien, le parti social national syrien et la Ligue d’action nationale. Avec l’indépendance acquise en 1946, les élites politiques se sont principalement organisées au sein de partis idéologiques concurrents tels que le parti ba’as arabe socialiste, le parti communiste et le parti social nationaliste syrien[34].

Dans la période qui a suivi l’indépendance, en 1953, le décret n° 47 relatif à la formation des associations et des partis politiques a été adopté et a octroyé un large espace de liberté pour la création de partis et d’associations. Avec la création de la République arabe unie en 1958 et la réunion de la Syrie et de l’Égypte, la région du nord, soit la Syrie, a été soumise aux législations égyptiennes dont la loi n° 93 de 1958 concernant associations et institutions privées en excluant les partis politiques de son empire. Cette loi et ses différents règlements d’exécution imposaient de sévères restrictions au financement en particulier privé des associations, par ailleurs obligées de s’affilier au ministère des Affaires sociales et du Travail (MoSAL) qui disposait à leur égard d’une large autorité incluant le droit d’y nommer des représentants ou de les dissoudre sans aucun contrôle judiciaire. Cette législation obligeait notamment les associations à informer le MoSAL des réunions de l’association et de leur ordre du jour.

Le pouvoir étendu dont bénéficiait le MoSAL, et avec lui les services de sécurité, sur la société civile syrienne a constitué un obstacle important au développement de ses membres et l’a empêchée de jouer son rôle efficacement dans le processus de développement du pays. Plus encore, cette domination gouvernementale extrêmement centralisée sur le secteur associatif a tué dans l’œuf toute possibilité d’accumuler un capital social de liaison : ont été drastiquement limitées les possibilités de créer et de développer des relations entre groupes situés plus ou moins haut, plus ou moins bas dans la hiérarchie sociale. Les effets déjà délétères de la loi n° 93 de 1958 ont été par la suite amplifiés avec, le 8 mars 1963, la déclaration de l’état d’urgence. Tout travail civil devenait particulièrement difficile notamment en raison des nombreuses normes de sécurité s’imposant à la fondation et à l’enregistrement des associations. Ces restrictions sévères imposées à la société civile se sont accompagnées de la création d’organisations populaires affiliées au parti ba’as, telles que l’Union de la jeunesse révolutionnaire, l’Organisation des avant-gardes du parti ba’as et l’Union des femmes, qui étaient soutenues par l’article 9 de la Constitution de 1973 qui consacrait l’existence des « organisations populaires » et des « sociétés coopératives ». De 1959 à 1999, le processus de création et d’enregistrement des associations en Syrie a connu une stagnation importante ; le processus d’enregistrement s’est d’ailleurs presque complètement arrêté dans les années 1980. Cela s’est produit après les grèves des syndicats, dirigées par l’Association du Barreau à la fin des années 1970, suivies de la dissolution de ces syndicats en avril 1980 et de l’arrestation de leurs leaders[35]. Ces grèves ont exercé une forte pression sur les autorités et leurs revendications portaient sur la levée de l’état d’urgence, la libération des libertés, l’application des principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans la législation syrienne, la promotion du principe de séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’État de droit, l’abolition des tribunaux coutumiers et la réalisation de la transition démocratique. Ce mouvement a constitué une nouveauté parmi les formes connues d’opposition au régime, menaçant même, par son audience et sa vigueur, l’opposition politique traditionnelle. Les syndicats étaient alors en totale confrontation autant avec l’autorité qu’avec les Frères musulmans dans leur lutte armée contre le pouvoir[36]. L’Avant-garde combattante, l’une des branches armées liées aux Frères musulmans, a publié, par la suite, une déclaration à Alep, se moquant des demandes libérales des syndicats et appelant à la poursuite de la confrontation armée jusqu’au renversement du régime. Elle a interprété les demandes syndicales et le programme qu’elles soute-naient telle une tentative nationaliste de gauche de s’approprier ses efforts dans la lutte contre le régime syrien[37].

Après la dissolution des syndicats par le Premier ministre, plusieurs lois ont été adoptées pour réglementer tous les syndicats, comme la loi n° 26 du 22 juillet 1981 pour le syndicat des ingénieurs et la loi n° 31 du 16 août 1981 pour le syndicat des médecins. En synthèse, ces lois placent les syndicats et les unions professionnelles sous le contrôle du parti ba’as et excluaient la défense des droits humains des objectifs légitimes pouvant être poursuivis par un syndicat. Autre exemple : la loi régissant l’ordre des avocats n’autorisait les réunions des assemblées générales du barreau que sur invitation d’un représentant du commandement régional du parti ba’as arabe socialiste (article 37 de la loi). Ces restrictions n’ont pas été modifiées avec l’introduction de nouvelles lois régissant les syndicats et autres unions professionnelles en 2010. Ces lois et procédures, qui restreignent la liberté de créer et de gérer des associations et des syndicats, sont présentées comme conformes à l’article 8 de la Constitution de 1973 qui confiait au parti ba’as la tâche de diriger l’État et la société.

En 2000, la Syrie semblait s’orienter vers une libéralisation politique. Dans son discours d’investiture, le nouveau président syrien soulignait l’importance pour la Syrie de mener sa propre expérience démocratique. Divers salons culturels et politiques, qui ont rassemblé les élites et les intellectuels syriens, ont ainsi donné naissance au « Printemps de Damas »[38] durant lequel des questions auparavant taboues, comme la nature du régime politique ou les droits humains, ont pu être débattues avec une relative liberté de ton à l’occasion de manifestations plus ou moins publiques. En février 2001, cependant, les services de sécurité ont gelé l’activité des forums et salons intellectuels, culturels et politiques. Malgré la brièveté de cette période, qui a duré près de sept mois, elle fut le théâtre de discussions politiques importantes et fécondes sur les affaires publiques ; elle a surtout prouvé la capacité de la société syrienne à jouer son rôle actif dans la construction démocratique, à susciter la création de structures dites de troisième génération, des collectifs directement orientés vers le plaidoyer politique, qui travaillent enfin sur la demande et non sur l’offre citoyenne.

À l’image des personnes ayant pris part au Printemps de Damas, cette partie de la société civile contemporaine syrienne était et demeure un mouvement pro-démocratie ; il s’agit essentiellement d’un mouvement laïc, issu de la classe moyenne, composé principalement d’avocats, d’écrivains, d’universitaires et de représentants d’autres professions libérales. Mais, comme l’a démontré cette période caractérisée par une relative tolérance politique, le travail que peut mener cette composante de la société civile ne peut prospérer et peut d’ailleurs rapidement prospérer qu’une fois à l’abri de la peur[39].

Mais la plupart des organisations de la société civile en Syrie sont des organisations caritatives et ce que l’on appelle « des organisations de développement », qui fournissent des services dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la formation professionnelle et de la création d’emplois, sans l’objectif direct d’influencer les politiques de développement en tant que telles. La troisième génération d’organisations de la société civile demeure somme toute marginale et, aujourd’hui, confinée aux associations environnementales[40]. Par conséquent, le travail de la société civile s’est limité aux activités communautaires, sans critiquer ni influencer les politiques gouvernementales. Par conséquent, le mode d’action autorisé et soutenu relevait et relève toujours d’une politique d’approvisionnement qui aide l’autorité à renforcer sa position dans la société en fournissant des services et en comblant les vides, là où l’autorité est absente ou déficiente. Paradoxalement, on peut se demander si, en soutenant ou en suppléant les politiques publiques, ces organisations ne contribuent pas, bien malgré elles, à légitimer le régime et à le maintenir au pouvoir.

Dans une étude réalisée en 2010 et à laquelle il est fait référence dans une analyse produite peu de temps après le début du conflit syrien[41], l’on trouve une cartographie quantitative des associations syriennes dont il ressort que le nombre d’associations enregistrées dans l’ensemble des gouvernorats syriens en 1999 atteignait cinq cent quinze, la plupart ayant été enregistrées avant les années 1980. Dans la période courant de 2000 à 2010, le nombre total d’associations enregistrées en Syrie a plus que triplé pour atteindre le chiffre de mille sept cent quatre, la plupart enregistrées entre 2004 et 2006, période contemporaine au dixième plan quinquennal, programme de réforme politique envisagée par Bachar el-Assad, soutenu par les Nations unies et qui faisait la part belle aux partenariats à nouer avec la société civile syrienne[42]. Cependant, cette augmentation quantitative relativement spectaculaire ne s’est pas accompagnée d’une évolution qualitative dans les modes d’action privilégiés par la société civile syrienne, l’essentiel des activités renvoyant toujours à un travail sur l’offre et prenant la forme de programmes caritatifs, ni d’ailleurs par une réforme en profondeur de la législation applicable aux associations qui reste particulièrement contraignante et qui ne favorise pas la liberté d’action et d’intervention politique[43].

 

Nombre d’associations et de leurs branches en Syrie entre 2000 et 2010

Source : Données du ministère des Affaires sociales et du Travail

Les auteurs de cette cartographie ont également estimé que le secteur des ONG fournissait un soutien financier et des services pour un montant s’élevant à six milliards et cinq cents millions de livres syriennes et intervenait au profit de deux millions et deux cent mille Syriens, ce qui correspond à dix pour cent de la population totale. Un peu plus de la moitié de ces bénéficiaires ont reçu une assistance sanitaire (en espèces ou en nature) tandis que l’éducation et la formation ne représentaient qu’un peu plus de deux pour cent de l’ensemble de l’aide fournie[44].

Conclusion

Ainsi, la façon dont la société civile syrienne est structurée aboutit encore aujourd’hui à privilégier la seule offre de services de type caritatif ; les restrictions juridiques et politiques observées en Syrie ne permettent pas le développement d’ONG de troisième génération. Cette situation, caractérisée par une ineffectivité des principales libertés publiques et un contexte sécuritaire particulièrement dur, empêche la libre expression et participation des citoyens et des collectifs aux affaires publiques et affecte négativement l’accumulation de tout capital social principalement en termes de d’accointance et de liaison : toute volonté de créer des réseaux d’action pérennes est ainsi tuée dans l’œuf.

D’après le discours charrié par l’autorité au pouvoir, la société syrienne serait différente et sa logique associative reposerait exclusivement sur des liens primitifs, tribaux ou sectaires, ce qui nécessiterait d’une part une autorité centrale forte qui seule peut imposer l’ordre et expliquerait d’autre part l’absence d’ONG de troisième génération présentée comme non adaptée au contexte local. Cette vision de la société civile syrienne et la possibilité ou l’impossibilité de fonder des associations travaillant les demandes politiques sont d’ailleurs au cœur des divergences d’interprétation qu’illustre l’opposition entre Mujtamaa’ Ahlī et Mujtamaa’ Madani que nous évoquions en introduction de ce chapitre.

La violence structurelle et directe exercée par l’autorité sur la société civile est un obstacle majeur au développement de ses membres et à l’accumulation de capitaux sociaux ; dans ce contexte délétère, la démocratisation du pays apparaît lointaine et la persistance de conflits violents entre l’autorité et la société civile est inévitable. Or, la croissance des différents types de capitaux sociaux, d’attachement, d’accointance ou de liaison, est indispensable à la constitution d’une société démocratique stable et progressiste. Dès l’instant où, historiquement, l’existence et la distribution de ces capitaux ont de tout temps été marquées par un fort déséquilibre, cette situation a contribué à la survenance et la prolongation de la crise syrienne depuis 2011. L’issue de cette crise passera, corrélativement, par un nouvel équilibre démocratique, un renforcement des capitaux sociaux dans le chef des membres de la société civile et une nouvelle répartition du travail militant en leur sein.


  1. Voyez entre autres P. Aarts, F. Cavatorta, Civil Society in Syria and Iran: Activism in Authoritarian Contexts, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2013 ou, en langue française, C. Fioroni, "Société civile" et évolution de l’autoritarisme en Syrie, Genève, Graduate Institute Publications, 2011.
  2. Voyez ainsi l’article suivant qui estime pouvoir traduire cette expression arabe par "société civile" dans le contexte syrien ; L. Ruiz de Elvira, "La société civile syrienne à l’épreuve de la révolte", Tepsis Paper 01, octobre 2013, en ligne ; URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00879079v2/document (consulté le 9 novembre 2021), p. 2.
  3. Voyez M. Chaoul, "La citoyenneté dans une société non homogène. Le cas du Liban", Tumultes, n° 37, 2011/2, p. 104.
  4. Pour une rapide généalogie de la société civile syrienne et l’analyse de l’impact dramatique du conflit syrien sur cette société civile, voyez S. Kawakibi, "Syrie : malgré la débâcle militaire, la renaissance de la société civile", Centre arabe de recherches et d’études politiques Paris (CAREP), octobre 2020, en ligne ; URL : https://www.carep-paris.org/publications/syrie-malgre-la-debacle-militaire-la-renaissance-de-la-societe-civile/ (consulté le 9 novembre 2020).
  5. Sur ces deux visions du capital social, voyez R. Edwards, J. Franklin, J. Holland (dir.), Assessing Social Capital. Concept, Policy and Practice, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, spéc. p. 2.
  6. P. Bourdieu, "Le capital social. Notes provisoires", in A. Bevort, M. Lallement (dir.), Le Capital social. Performance, équité et réciprocité, Paris, La Découverte, 2006, p. 31. Voyez aussi du même auteur, "The Forms of Capital", in J. G. Richardson (dir.), Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood, 2006, p. 241-258, spéc. p. 248.
  7. Ibidem, p. 249. Notre traduction.
  8. J. S. Coleman, Foundations of Social Theory, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 302. Notre traduction.
  9. R. D. Putnam, "Bowling Alone: America’s Declining Social Capital", Journal of Democracy, n° 6, 1995, p. 67. Notre traduction.
  10. M. Woolcock, "Social Capital and Economic Development: Towards a Theoretical Synthesis and Policy Framework", Theory and Society, vol. 27, n° 2, 1998, p. 153. Notre traduction.
  11. T. Schuller, H. Theisens, "Networks and Communities of Knowledge", in P. Peterson, E. Baker, B. McGaw (dir.), International Encyclopedia of Education, 4e éd., Amsterdam, Elsevier Science, 2010, p. 102. On notera la difficulté de saisir la nuance entre le triptyque anglais Bonding – Bridging – Linking dont on trouve plusieurs traductions françaises parfois contradictoires. La traduction ici proposée tente d’accentuer cette nuance.
  12. W. Merkel, Systemtransformation. Eine Einführung in die Theorie und Empirie der Transformationsforschung, Opladen, Leske + Budrich, 1999, p. 63.
  13. World Bank, "The Initiative on Defining, Monitoring and Measuring Social Capital", Social Capital Initiative Working Paper n° 1, Washington, World Bank, Social Development Department, 1998, p. 1. Notre traduction.
  14. Syrian Center for Policy Research, The Conflict Impact on Social Capital. Social Degradation in Syria, Beyrouth, 2017, en ligne ; URL : https://www.scpr-syria.org/social-degradation-in-syria/ (consulté le 12 novembre 2021).
  15. Ibidem, p. 18.
  16. R. D. Putnam, Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993, spec. p. 182 et s.
  17. Dans les travaux de Putnam, la notion de confiance se décline en deux types : la confiance parmi les citoyens et la confiance envers la loi publique et les contrats privés ; R. D. Putnam, Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, op. cit. , p. 110 et 158.
  18. Idem.
  19. Ibidem, p. 123.
  20. Pour une généalogie de la notion de société civile et de ses usages dans les principales traditions de théorie politique, voyez Ph. Chanial, "Société civile, société civique ? Associationnisme, libéralisme et républicanisme", in J.-L. Laville, A. Caillé, Ph. Chanial (dir.), Association, démocratie et société civile, Paris, La Découverte, 2001, p. 141-161. Voyez aussi pour une présentation générale du concept, G. Pirotte, La Notion de société civile, Paris, La Découverte, Repères, 2018.
  21. URL : https://www.worldbank.org/en/about/partners/civil-society/overview (consulté le 12 novembre 2021).
  22. Voyez la partie du site des Nations unies consacrée à la société civile ; URL : https://www.un.org/en/civilsociety (consulté le 12 novembre 2021).
  23. Voyez par exemple son site internet consacré à la promotion d’un contexte démocratique favorable au déploiement de la société civile ; URL : https://www.ohchr.org/en/civic-space (consulté le 12 novembre 2021).
  24. Voyez par exemple son rapport intitulé Civil Society and Human Rights, Strasbourg, octobre 2021 qui compile plusieurs recommandations établissant toutes un lien intime entre la garantie des droits humains et des libertés publiques et le développement de la société civile ainsi que sa contribution à la vie démocratique.
  25. R. D. Putnam, Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, op. cit. , p. 162.
  26. A. Joya, "Syria’s Transition, 1970-2005: From Centralization of the State to Market Economy", in P. Zarembka (dir.), Transitions in Latin America and in Poland and Syria, Londres, Emerald Group Publishing Limited, Research in Political Economy, vol. 24, 2007, p. 163-201.
  27. Note du traducteur : l’expression originale utilisée par l’auteur est working mechanism.
  28. Prenons par exemple le cas d’une organisation caritative qui apporte un soutien direct aux pauvres, mais qui, dans le même temps, s’efforce d’analyser les causes de la pauvreté et d’influencer ou de modifier la situation économique, sociale ou politique qui affecte les pauvres. Cette ONG est donc une organisation caritative qui travaille autant sur l’offre que sur la demande. Autre exemple et autre combinaison des éléments présentés ci-dessus : le cas d’une organisation de développement qui travaille dans le domaine de la santé mais uniquement au niveau de l’offre en construisant ou en gérant un établissement de soin et en le rendant accessible à une population qui en était auparavant privée.
  29. Sur ce point, voyez cependant les ambivalences de l’ordre juridique syrien exposées dans le cinquième chapitre du présent ouvrage.
  30. Voyez A.-K. Rafeq, "Coexistence and Integration among the Religious Communities in Ottoman Syria", in A. Usuki, H. Kato (dir.), Islam in the Middle Eastern Studies: Muslims and Minorities, Osaka, The Japan Center for Area Studies (JCAS)-National Museum of Ethnology, JCAS Symposium Series 7, 2003, p. 97-131, publié en français dans l’ouvrage suivant L. Boisset, F. Sanagustin, S. Slim (dir.), Les Relations entre musulmans et chrétiens dans le Bilad al-Cham à l’époque ottomane aux xviie-xixe siècles. Apport des archives des tribunaux religieux des villes : Alep, Beyrouth, Damas, Tripoli. Actes du colloque de mars 2004, Tripoli - Université de Balamand, Beyrouth - Institut français du Proche-Orient, Université Saint-Joseph, 2005.
  31. Dans les années 1980, de nouvelles lois ont été promulguées en vue de réguler les syndicats et autres associations professionnelles, notamment la loi n° 39/1980 réglementant l’union des avocats, qui a consacré la domination du gouvernement et du parti ba’as sur les syndicats.
  32. J. Zeitoun, ةيقشمدلا ةيسكذوثرلأا تايوخلأاو تايعمجلا (titre traduit : Fraternités et associations orthodoxes à Damas ), 2004, en ligne ; URL : http://josephzeitoun.com/2014/07 (consulté le 18 novembre 2021).
  33. Voyez l’ouvrage collectif suivant, بيرعلا لماعلا في ميظنتلاو عمجتلاب قحلل ةيداشرلإا ئدابلما (titre traduit : Lignes directrices pour le droit de réunion et d’association dans le monde arabe), Friedrich-Naumann-Stiftung für die Freiheit, 2009.
  34. Voyez S. Kawakibi (dir.), Syrian Voices from Pre-Revolution Syria: Civil Society against All Odds, Knowledge Program Civil Society in West Asia – Special Bulletin 2, La Haye, Humanist Institute for Co-operation with Developing Countries, 2013.
  35. M. Seurat, Syrie. L’État de barbarie, Paris, PUF, 2012, p. 17-33.
  36. Le 9 mars 1980, les syndicats de Homs (médecins, avocats, ingénieurs, pharmaciens et dentistes) publiaient une déclaration commune attribuant les raisons de la détérioration de la situation interne à l’absence de libertés, de démocratie, d’état de droit et à la prolifération des manifestations armées. En faisant clairement allusion aux Frères musulmans, la déclaration appelait à garantir la démocratie, à rendre effectives les libertés politiques et culturelles et la liberté d’expression, à abolir l’état d’urgence, à libérer tous les prisonniers politiques et à combattre les causes du sectarisme.
  37. M. F. Al-Imam, ليوطلا راذآ ليل (titre traduit : La longue nuit de mars) et دسلأا نونج يرثي ةينهلما تاباقنلا باضرا (titre traduit : La grève des syndicats a rendu Assad fou), 2015, en ligne ; URL : https://orient-news.net/ar/news_show/85689/0 (consulté le 22 novembre 2021).
  38. Voyez sur cette brève parenthèse dans l’histoire contemporaine de la Syrie, X. Baron, Histoire de la Syrie. De 1918 à nos jours, Paris, Tallandier, 2014, p. 289-293.
  39. R. Spitz, State-civil Society Relations in Syria : EU Good Governance Assistance in an Authoritarian Sate, Thèse de doctorat en sciences politiques, Université de Leiden, Faculté des sciences sociales et comportementales, 2014, p. 143.
  40. Istishari Investment and Economic Consulting, Mapping Civil Society Activity in Syria, Rapport, octobre 2011, p. 16.
  41. M. J. Baroutt, The Past Decade in Syria: The Dialectic of Stagnation and Reform, Arab Center for Research & Policy Studies (Doha Institute), Research Papers, octobre 2011. Voyez aussi pour une cartographie de la société civile en Syrie, Z. Al-Zoua’bi, Syrian Civil Society Organizations. Reality and Challenges. A Research Based on the Results of Capacity Assessment of Syrian Civil Society Organizations, Citizens for Syria, Berlin, 2017, en ligne ; URL : https://citizensforsyria.org/OrgLiterature/Syrian_CSOs_Reality_and_challenges_2017-CfS_EN.pdf (consulté le 28 novembre 2021).
  42. Voyez sur cette période, L. Ruiz de Elvira, Vers la fin du contrat social en Syrie. Associations de bienfaisance et redéploiement de l’État (2000-2011), Paris, Karthala, 2019.
  43. L’adoption d’une nouvelle constitution en 2012 et la suppression de l’article 8 qui érigeait le parti ba’as n’ont pas sur ce point suscité une réforme de cette législation qui multiplie les obstacles à la liberté de réunion et d’organisation des syndicats et autres membres de la société civile syrienne. Sur cette nouvelle Constitution de 2012 et l’abrogation de l’article 8 du texte constitutionnel de 1973, voyez le chapitre V du présent ouvrage.
  44. Istishari Investment and Economic Consulting, Mapping Civil Society Activity in Syria, Rapport, octobre 2011, p. 16.

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