5 La place des droits fondamentaux dans les textes constitutionnels syriens

Salim Sendiane

Introduction

Si la démocratie ne constitue pas un modèle unique, transposable d’un État à un autre comme le confirme l’ancien secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros Ghali[1], il semble néanmoins possible d’identifier certaines caractéristiques distinctives permettant de préciser la nature démocratique d’un régime politique. Parmi elles, la place des droits fondamentaux, tout comme leur protection, au sein des constitutions « devient aujourd’hui un indice pour se prononcer sur la densité démocratique d’un régime politique »[2]. La Syrie avait, avant la proclamation de la Constitution de 1973, ratifié, dès 1969, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations unies de 1966[3]. Cependant, la Constitution de 1973 n’y faisait aucune référence. En outre, elle ne contenait aucune disposition relative à l’engagement de l’État syrien à respecter les traités, accords ou conventions internationales relatifs aux droits humains. La Constitution ne posait ainsi pas de règle de hiérarchisation des normes pour identifier la place des traités dans la pyramide des normes juridiques. Sont-ils supérieurs aux lois et inférieurs au texte fondamental ? La seule indication est l’article 71 qui rend obligatoire l’approbation par le Parlement des traités internationaux et des conventions qui seraient contraires aux lois en vigueur ou qui exigeraient la promulgation de nouvelles lois. Comment interpréter cette disposition ? Prudemment, l’on pourrait considérer, d’une part, que les lois internes syriennes doivent être compatibles avec les traités internationaux, d’autre part et corrélativement, que ces traités sont donc supérieurs aux normes nationales mais cette question, pourtant classique, est largement restée en suspens parmi la doctrine juridique syrienne.

En 2012, la répression engagée par le régime syrien contre son peuple en émeute ne semble pas suffisante. Face à un mouvement de contestation de grande ampleur et à la pression de la communauté internationale, le régime promet des réformes politiques. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’adoption, le 27 février 2012, d’un nouveau texte constitutionnel[4]. Ce dernier n’est pas une constitution postrévolutionnaire comme ce fut le cas, en 2014, en Tunisie ou en Égypte. Il n’est pas, non plus, une simple réforme constitutionnelle visant à calmer les foules en colère comme ce fut observé au Maroc et dans certains États du Golfe. Pour le régime en place, il s’agit d’une réponse adressée aux besoins de modernisation et aux revendications du peuple. Du point de vue de ses opposants cependant, l’adoption de cette constitution constitue une stratégie permettant au régime d’asseoir son pouvoir et de l’inscrire dans la durée.

À la lecture de cette nouvelle loi fondamentale, l’on pourrait rapidement conclure que les droits humains s’y trouvent renforcés ; on pourrait même, plus généralement, estimer avérée la volonté de démocratiser le système politique syrien. Cette première impression ne résiste cependant pas à une analyse moins formelle : la pratique du pouvoir par le régime en place ne laisse aucune place à la démocratie ; aussi, la situation des droits humains en Syrie reste extrêmement préoccupante sur le terrain. Dans le texte constitutionnel de 2012, un titre entier est en effet consacré aux droits humains et à l’État de droit. Il s’agit du quatrième titre de la Constitution intitulé « Droits, libertés et État de droit ». En outre, la nouvelle loi fondamentale ne fait pas référence aux engagements internationaux de l’État syrien ; elle se contente de stipuler dans son préambule que « Dans le respect du droit, de la justice et du droit international, la République arabe syrienne a pour objectif de réaliser et de maintenir la paix et la sécurité internationales, qu’elle considère toutes deux comme des objectifs majeurs. »

Il n’existe donc toujours pas de règle claire de hiérarchisation des normes ; or, une telle règle serait susceptible de garantir, formellement à tout le moins, le respect par la Syrie de ses engagements internationaux, en particulier ceux relatifs aux droits humains. Dans l’état actuel du texte constitutionnel, le législateur syrien n’est pas tenu de se conformer aux conventions internationales ratifiées par la Syrie, ce qui explique un nombre important de conflits juridiques entre normes internes et normes internationales. En d’autres termes, et bien que la question est encore controversée, la Syrie n’est pas un État moniste dont le droit interne intégrerait le droit international directement applicable[5].

Cette absence de hiérarchisation claire est confirmée par l’autre règle décisive en la matière : l’article 2 du Code civil syrien qui établit une hiérarchie entre les normes législatives mais sans aucune référence à la place qu’occupent les traités internationaux dans cette hiérarchie. D’après celle-ci, la norme constitutionnelle est au sommet de la pyramide, au-dessous se trouve la législation ensuite la Chari’a, puis la coutume et enfin les principes généraux de justice. La place qu’occupe la Chari’a dans cette hiérarchie sème d’ailleurs le doute sur la valeur juridique et l’effectivité des droits fondamentaux. En effet, les principes de la Chari’a sont consacrés, tant par la Constitution de 1973 que par celle de 2012, comme source principale de la législation. S’agissant de la Constitution de 1973, l’article 3 dispose que « le droit musulman est une source principale de la législation ( Al fiqh al islami masdar ra’is lil tashri’) ». Les termes utilisés, « source principale », signifient qu’il y a d’autres sources de législation mais la loi islamique est érigée comme source première. En outre, l’article 35 dispose que « 1. La liberté de croyance est garantie. L’État respecte toutes les religions. 2. L’État garantit la liberté de culte à toutes les religions sous réserve du respect de l’ordre public ». Sans le préciser de façon explicite, les droits des minorités religieuses semblent être protégés même si le texte ne mentionne à aucun moment les droits des minorités ethniques. Par ailleurs, le point 3 de l’article 25 énonce que « Les citoyens sont égaux devant la loi, tant pour leurs droits que pour leurs devoirs » et son point 4 prévoit lui que « L’État garantit l’égalité des chances aux citoyens. » Néanmoins, cette égalité se trouve en pratique compromise par le statut privilégié qu’occupe l’Islam en Syrie – ainsi, l’article 3 de la Constitution qui impose l’Islam au président de la République – et, plus généralement, par certaines dispositions de la Chari’a qui semblent incompatibles avec les droits humains, ainsi en matière d’égalité entre les sexes et les genres.

La Constitution de 2012 a reproduit, mot pour mot, les dispositions ci-dessus qu’elle rassemble au sein de son article 3. On notera que dans la mesure où cet article est considéré comme adressé au législateur et non pas au juge, le droit musulman ou les principes de la Chari’a n’ont pas fait l’objet d’interprétations divergentes comme en Égypte où il n’est pas rare de voir un juge refuser d’appliquer une loi qu’il estime contraire au principe de la Chari’a[6]. En outre, il est important de préciser que la référence faite au droit musulman ne donne pas à l’État syrien un caractère islamique. En effet, contrairement à la constitution d’autres États arabes, le nouveau texte fondamental syrien ne contient pas de dispositions définissant le caractère de l’État. Aucun article ne déclare que l’État est civil, laïque ou musulman. L’islam n’est non plus la religion de l’État syrien ni de son peuple mais seulement celle de son président de la République. Le seul caractère annoncé par la constitution est le suivant, prévu à son article 1er, « La République arabe de Syrie est un État démocratique, pleinement souverain. »

Ce rappel général sur les principes clefs articulant, en droit syrien, les normes juridiques qu’elles soient internationales, nationales ou religieuses étant fait, l’objectif de ce chapitre consiste à interroger la portée donnée aux droits fondamentaux dans les deux derniers textes constitutionnels syriens et leur conformité avec les droits humains tels qu’universellement reconnus. Cet exercice permettra de mieux saisir si la nouvelle Constitution de 2012 offre une réelle plus-value en la matière. À cette fin, nous procéderons à une comparaison entre les deux textes constitutionnels tout en gardant à l’esprit ces deux éléments, soit la non-consécration de la supériorité juridique des engagements internationaux de la Syrie et l’importance accordée aux normes de la Chari’a comme principes interprétatifs de l’ensemble du droit syrien, deux éléments qui potentiellement nuancent les résultats de l’exercice formel auquel nous nous plie-rons. Cette comparaison sera organisée autour de trois enjeux clefs que pose tout texte constitutionnel : la nature politique du régime ainsi organisé (I), l’adéquation de la Constitution par rapport aux axes de tout État de droit, les possibilités juridiques du contrôle du pouvoir et la consécration d’un catalogue de droits humains[7] (II) et, enfin, la place réservée aux droits des femmes dans le système constitutionnel syrien (III).

I. La nature politique du régime syrien

Le droit du citoyen de participer à la vie politique est garanti par la Constitution de 1973. L’article 26 dispose que « Tout citoyen a le droit de participer à la vie politique, économique, sociale et culturelle. La loi règle cette participation. » En outre, tout citoyen a le droit d’exprimer son opinion en toute liberté et publiquement et celui « de participer au contrôle et à la critique constructive des organes étatiques » (article 38). Aussi, le droit de réunion et de manifestation pacifique, dont l’exercice est organisé par la loi, est lui aussi garanti dans les limites posées par les principes de la Constitution (article 39). L’existence de telles dispositions ne doit cependant pas faire illusion : en aucun cas, le pluralisme démocratique n’est organisé par le texte suprême de 1973. Au contraire, le préambule de ce texte contient des déclarations inquiétantes sur ce point. Ainsi affirme-t-il que « Les masses arabes ne voient pas dans l’indépendance le but et la fin de leurs sacrifices, mais un moyen pour continuer la lutte et une étape essentielle dans leur combat contre les forces du colonialisme, du sionisme et de l’exploitation, sous la direction des forces nationales progressistes, en vue des objectifs d’unité de la Nation arabe, de liberté et du socialisme. » Ce paragraphe semble annonciateur de la confiscation formelle par le régime du droit du peuple syrien à l’autodétermination. Or, quel intérêt aurait « un peuple à lutter et à consentir mille souffrances et sacrifices pour mettre fin à la domination étrangère sans que cela lui donne le droit de choisir des régimes et des institutions qui lui permettront de faire valoir ses aspirations ? »[8]. Le préambule ne se contente pas, en effet, de faire de l’indépendance de la Syrie un moyen pour réaliser les objectifs du parti ba’as, elle réduit le pouvoir syrien à un instrument au service de ce parti en affirmant que « Dans leur marche vers le progrès, les masses ont pu obtenir la grande victoire du 8 mars 1963, sous la direction du parti ba’as arabe et socialiste, qui a fait du pouvoir un instrument au service de la lutte pour l’édification d’une société arabe socialiste unifiée. » Ce même préambule établit ensuite un lien entre le texte constitutionnel et le principe de la « démocratie populaire » : en effet, « La promulgation de la présente Constitution couronne la lutte de notre peuple sur le chemin des principes de la démocratie populaire. » Dans le contexte d’une telle démocratie populaire, « forme idéale qui garantit au citoyen l’exercice de sa liberté », « la liberté est un droit sacré »…

S’agissant du type de régime politique porté par la Constitution de 1973, son article 1er dispose que « La République arabe de Syrie est un État démocratique, populaire, socialiste et souverain » tandis que son article 2 prévoit la nature républicaine du pouvoir syrien ainsi que la souveraineté populaire. Mais cette souveraineté est limitée et cornaquée par la place centrale qu’occupe un parti, le parti ba’as, dans l’architecture constitutionnelle syrienne. Déjà présent dans le préambule de la Constitution de 1973, l’article 8 de ce texte établit que ce parti est « le parti dirigeant la société et l’État. Il dirige le Front national progressiste qui œuvre à unir les énergies des masses et à les mettre au service des objectifs de la Nation arabe ». Comme l’indique cet article, la formation du Front national n’est pas destinée à favoriser un certain pluralisme politique, prenant par exemple la forme du multipartisme, mais est plutôt envisagée comme le moyen permettant l’unification de tous les instruments de la révolution arabe en une organisation politique unie.

Le Front national progressiste regroupe plusieurs formations nationalistes arabes qui sont placées sous le contrôle du ba’as. Huit partis politiques sont intégrés dans cette formation et participent à ce pluralisme uniquement de façade : le parti ba’as arabe et socialiste, l’union socialiste arabe, le parti des unionistes socialistes, le mouvement des socialistes arabes, le parti de l’union socialiste démocratique, l’union arabe démocratique, le parti syrien national social et le parti communiste syrien. Ainsi, aucune référence à l’alternance politique n’est présente dans cette Constitution ; à l’inverse, la candidature du président, élu par référendum, doit faire l’objet d’une proposition du parti ba’as et de lui seul (article 84).

En conclusion, force est de constater que, dans la Constitution de 1973, la consécration de droits politiques est un trompe-l’œil : leur exercice concret par le peuple apparaît illusoire en l’absence de toute possibilité d’alternance politique et compte tenu de la confiscation du pouvoir opérée au profit d’une oligarchie qui se confond à la fois avec l’État et le peuple. En d’autres termes, l’instauration de la démocratie n’a jamais été le but poursuivi par le pouvoir constituant syrien de 1973.

Quant à la Constitution de 2012, elle ne fait plus du tout référence au parti ba’as, ni même à la doctrine socialiste. La tonalité du nouveau texte constitutionnel semble ainsi plus modérée, son préambule contenant même plusieurs déclarations d’intention rassurantes. Ainsi fait-il du texte constitutionnel qu’il introduit « une boussole pour ses progrès futurs, un modérateur pour ses institutions, et la source de sa législation, par le biais d’un système de principes fondamentaux : indépendance, souveraineté, et gouvernement du peuple fondé sur des élections, pluralisme politique et multipartisme, unité nationale, diversité culturelle, libertés publiques, droits de l’homme, justice sociale, égalité, égalité des chances, citoyenneté, primauté du droit ».

Le nouveau texte fondamental ne parle plus de démocratie populaire ; par contre, il évoque désormais explicitement, à son article 8, le « principe du pluralisme politique » qui fonde « le système politique » dans lequel « le pouvoir est obtenu et exercé démocratiquement par le vote ». Absents du texte de 1973 à l’exception du parti ba’as, les partis politiques sont présents dans la Constitution de 2012 mais seuls « les partis politiques autorisés » peuvent participer à la vie politique du pays, comme le prévoit l’article 8 qui renvoie à la loi pour fixer le régime présidant à la formation des partis politiques. Toutefois, cette même disposition restreint la liberté de formation des partis politiques dans la mesure où il prévoit l’interdiction de tout parti fondé « sur une base religieuse, sectaire, tribale, régionale ou professionnelle et en fonction d’une discrimination fondée sur le sexe, l’origine, la race ou la couleur ». Paradoxalement, prise au pied de la lettre, une telle formulation pourrait être de nature à interdire le parti ba’as étant donné que certains de ses principes et objectifs semblent, en pratique, discriminatoires en matière d’origine et de race.

Par contre, la nature républicaine du régime syrien (article 1er) ainsi que la souveraineté populaire (article 2) sont confirmées par la Constitution de 2012. Comme indiqué, le rôle de la direction du parti ba’as dans la procédure d’élection référendaire du président de la République a été supprimé. « Le président de la République est directement élu par le peuple » prévoit l’article 86 du nouveau texte constitutionnel qui, cette fois, fixe à deux le nombre maximum de mandats consécutifs, d’une durée de 7 ans, pouvant être exercés par le président (le texte de 1973 ne prévoyait pas une telle limite).

L’inclusion de ces dispositions dans le nouveau texte constitutionnel semble théoriquement traduire la volonté de favoriser l’instauration de la démocratie. Toutefois, la pratique révèle que ces principes sont de nature déclaratoire. Le 3 juin 2014, la Syrie a connu sa première élection présidentielle depuis plus d’un demi-siècle. Sans surprise, le président Bachar el-Assad a été réélu pour un troisième mandat de sept ans avec près de quatre-vingt-neuf pour cent des voix, un score qu’il améliorera le 26 mai 2021 en récoltant plus de nonante-cinq pour cent des suffrages exprimés… Les ba’assistes, réunis dans le Front national progressiste, sont toujours largement majoritaires au sein du Parlement. Ils ont même obtenu deux cents sièges sur les deux cent cinquante lors des élections législatives de 2016, et cent septante-sept lors des dernières élections de juillet 2020. Sur les deux cent cinquante membres de l’Assemblée populaire, le parti ba’as détient cent soixante-six sièges, soit un peu plus de soixante-six pour cent des sièges, le reste des partis du Front national progressiste obtiennent dix-sept sièges, soit près de sept pour cent des sièges. Les indépendants occupent soixante-sept sièges, soit près de vingt-sept pour cent. Cent quatorze membres de l’Assemblée populaire ont été réélus pour au moins la deuxième fois, et certains membres en sont à leur cinquième mandat consécutif. L’Assemblée comprend cependant de nouveaux visages : vingt-et-un hommes d’affaires, vingt-six chefs de guerre et représentants de milice, dix-huit anciens militaires et policiers, et onze membres du Comité constitutionnel ont fait leur entrée au sein du Parlement. Il en est de même pour le nouveau gouvernement : plus de la moitié de ses membres étaient déjà ministres au sein du gouvernement précédent. Quatre ministres sur cinq font partie du parti ba’as et vingt-cinq ministres ba’assistes sont à la tête de tous les ministères régaliens[9].

II. État de droit : contrôle du pouvoir et consécration des droits humains

La notion d’État de droit n’a pas semblé être au cœur de l’intention du constituant syrien de 1973. Le texte adopté à l’époque ne contient du reste aucune référence au moindre texte international consacrant les droits humains ; simplement précise-t-il, de façon générique et par son article 12, que l’objectif des institutions étatiques est de « garantir les droits fondamentaux des citoyens et de développer leurs vies ». Tout au plus et s’agissant de l’un des principes clefs de tout État de droit, l’article 25 de la Constitution de 1973 prévoit que « La primauté de la loi est un principe fondamental de la société et de l’État. » Cette même disposition consacre également la liberté « considérée comme un droit sacré » et indique que l’État s’engage à garantir « la liberté individuelle des citoyens et à protéger leur dignité et leur sécurité ». D’autres dispositions consacrent également certains droits particuliers, ainsi diverses garanties en matière pénale comme la présomption d’innocence (article 28) ou les principes de légalité (article 29) et de non-rétroactivité (article 30) des normes pénales. Le texte garantit également l’inviolabilité du domicile (article 31) ou le secret de la correspondance (article 32). En outre, la liberté de presse et d’expression est reconnue (article 38) de même que celui de se réunir et de manifester pacifiquement (article 39) ou de former des organisations syndicales, sociales ou professionnelles (article 48). L’État garantit aussi et plus généralement le droit des citoyens de participer à la vie politique, économique, sociale et culturelle tout en renvoyant à la loi en vue d’organiser l’exercice de ce droit (article 27).

Cependant et sur le terrain, ces principes constitutionnels sont largement restés lettre morte. Cela s’explique notamment et sur le plan juridique par la présence de l’article 153 dans le texte constitutionnel de 1973 qui dispose que : « La législation en vigueur avant la promulgation de la présente Constitution reste en vigueur jusqu’à ce qu’elle soit modifiée pour être compatible avec ses dispositions. » Concrètement, cette disposition transitoire, mais à laquelle aucun terme n’a été prévu, a permis le maintien de législations sécuritaires et contraires au texte constitutionnel : ainsi, la loi martiale ou encore l’état d’urgence, parmi d’autres législations attentatoires aux libertés, ont pu rester en vigueur malgré leur contrariété évidente avec plusieurs articles de la Constitution de 1973.

Quant aux droits sociaux, ils bénéficient d’une certaine attention de la part du constituant syrien de 1973. Premièrement, le travail est érigé autant en droit qu’en devoir, et ce pour tous les citoyens qui doivent bénéficier d’un salaire en fonction de « la nature » et du « rendement » du travail exercé et qui bénéficient d’une sécurité sociale garantie par l’État (article 36). Deuxièmement, l’État doit garantir le droit à l’éducation et un enseignement gratuit mais contrôlé par l’État (article 37). Cette garantie n’est cependant pas dénuée d’objectifs idéologiques puisque l’article 21 du texte prévoit que « Le système de l’éducation et de la culture s’efforce de former une génération arabe nationaliste, socialiste. » Troisièmement, l’État s’engage à protéger « tout citoyen et sa famille en cas d’urgence, d’infirmité, d’incapacité, de perte de ses parents par un enfant ou de vieillesse » ainsi que « la santé des citoyens » en leur garantissant « les moyens de prévention, de soin et les médicaments » (article 46).

Pour sa part, la Constitution du 26 février 2012 reconnaît certains droits prévus dans le texte de 1973 et certains qui ne figuraient pas dans le précédent texte. Absents du préambule de la Constitution de 1973, les droits humains font leur entrée dans celui adopté en 2012 précité qui érige ces droits humains en tant que « principe fondamental » et « boussole pour les progrès futurs ». Aussi, la notion de « dignité humaine » est présentée comme le fondement de la collectivité en République arabe de Syrie (article 19). Mais la plus-value la plus spectaculaire portée par la Constitution de 2012 est l’adoption d’un titre entier, le titre II intitulé « Droits, libertés et État de droit », spécifiques aux droits humains et aux principes de l’État de droit.

Certains droits déjà présents dans le texte de 1973 sont confirmés – ainsi et entre autres « la liberté de former des associations et des syndicats sur une base nationale, à des fins légitimes et par des moyens pacifiques » (article 45) –. D’autres sont affinés et complétés, par exemple les garanties en matière judiciaire – le droit à un procès régulier et celui de faire appel (article 51) – ou en matière pénale – communication des motifs de toute arrestation, contrôle judiciaire des privations de liberté, indemnisation en cas de verdict erroné (article 53). D’autres encore sont nouvellement consacrés : pour les droits civils, l’inviolabilité de la vie privée (article 36) ; pour les droits sociaux, celui à l’assistance juridique (article 51). Une autre innovation portée par le texte adopté en 2012 est la reconnaissance, mais non au sein du titre II et donc non pas tel un droit de troisième génération, d’un devoir de protection de l’environnement, et ce à charge de l’État, des collectivités et de tout citoyen (article 27).

La notion d’État de droit fait l’objet d’un chapitre spécifique, intitulé « Primauté de la loi », contenant cinq articles qui laisseront le démocrate largement sur sa faim. L’article 50 prévoit que « Le gouvernement du pays est fondé sur la primauté de la loi » ; les articles 51, 52 et 53, déjà mentionnés, concernent exclusivement les garanties procédurales en matière pénale ; l’article 54 lui érige en « crime puni par la loi » toute violation de la « liberté personnelle » ou « tout autre droit » ou « liberté publique » consacré par la Constitution. En réalité, c’est une disposition, étrangement placée au cœur de l’article 51, qui semble la plus en phase avec les principes de l’État de droit : celle-ci prévoit en effet qu’ « il est interdit de garantir l’immunité de tout acte ou décision administrative contre le contrôle judiciaire ». La portée de cette formulation assez énigmatique demeure mystérieuse. À tout le moins, si la Constitution garantit formellement l’indépendance du pouvoir judiciaire (article 132) ou de la Haute Cour constitutionnelle (article 140) – on notera que cette indépendance n’est pas explicitement prévue s’agissant du Conseil d’État seulement mentionné à l’article 139 du texte adopté en 2012 –, nous verrons dans la suite de cet ouvrage que cette indépendance est sujette à caution et qu’en aucun cas, ni le pouvoir judiciaire, ni les justices administrative ou constitutionnelle ne constituent de réels remparts contre les abus du pouvoir.

III. La protection des droits de la femme

La seule disposition spécifique aux femmes et contenue par le texte constitutionnel adopté en 1973 est l’article 45 qui dispose que « L’État assure à la femme toutes les possibilités qui lui permettent de participer pleinement et effectivement à la vie politique, sociale, culturelle et économique. Il s’efforce d’éliminer les obstacles qui empêchent sa promotion et sa participation à la construction de la société arabe socialiste. » Alors que sur la scène internationale, la question des droits des femmes et de l’égalité entre hommes et femmes est déjà présente dans plusieurs textes (ainsi le Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966) et sera pleinement affrontée par l’adoption, en 1979, de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[10], cette égalité entre les sexes est la grande absente du texte constitutionnel de 1973. Sur ce point, il faut donc se contenter des dispositions génériques relatives à l’égalité entre citoyens, ainsi l’alinéa 3 de l’article 25 – égalité devant la loi – et son alinéa 4 qui consacre le devoir de l’État de garantir « l’égalité des chances aux citoyens » sans autre précision.

Le texte adopté en 2012 n’est guère plus prolixe sur ce point. Il reproduit, à l’article 23, et quasi mot pour mot l’article 45 du texte de 1973 précité ; simplement, substitue-t-il l’expression « L’État s’efforce d’éliminer les obstacles qui empêchent [la] promotion [de la femme] et sa participation à la construction de la société arabe socialiste » par la formule suivante plus affirmative « L’État supprime les restrictions qui empêchent le développement des femmes et leur participation à la construction de la société. » Pour le reste, on notera qu’aucune précision, quant au sexe ou au genre des personnes visées, ne vient compléter la consécration générique de l’égalité des chances parmi les citoyens, mais l’égalité des citoyens devant la loi a désormais été précisée puisque l’article 33 prévoit désormais que cette égalité est prévue « sans discrimination de sexe, race, langue, religion ou croyance »[11]. On notera sur ce point le silence du texte constitutionnel sur d’autres motifs de discrimination – ainsi l’origine sociale, la nationalité ou les opinions politiques – que l’on retrouve traditionnellement dans d’autres règles constitutionnelles en matière de non-discrimination[12]. Cette interdiction de discriminer sur la base du sexe est également déclinée à l’alinéa 4 de l’article 8 de la Constitution de 2012 qui prévoit qu’ « Aucune activité politique ne doit être pratiquée ni aucun parti ou groupe politique formé sur une base religieuse, sectaire, tribale, régionale ou professionnelle et en fonction d’une discrimination fondée sur le sexe, l’origine, la race ou la couleur. » Mais toujours est-il que l’égalité entre les hommes et les femmes n’est toujours pas explicitement consacrée et que force est de constater que sur le terrain, les lois relatives au statut personnel de toutes les religions et les confessions, et bien évidemment d’autres lois civiles, contiennent des dispositions discriminatoires à l’égard des femmes notamment en matière de succession, de mariage, de divorce ou de nationalité. Sur ce point donc, le constituant syrien de 2012 a très largement esquivé cette question très importante et n’a pas souhaité garantir explicitement l’égalité entre les deux sexes.

Conclusion

Entre 1973 et 2012, la volonté de réforme exprimée par le constituant syrien semble relativement limitée. Si formellement, certains des aspects les plus interpellant du texte de 1973 ont été pudiquement (mais seulement formellement) retirés comme la mainmise du parti ba’as sur le régime politique syrien, si le catalogue des droits humains a été quelque peu étoffé, le bilan de la réforme constitutionnelle opérée en 2012 reste assez maigre. Il s’agit principalement de concrétiser certains des principes inhérents à tout État de droit comme le contrôle effectif du pouvoir, et bien entendu, de consacrer l’égalité entre les hommes et les femmes, et ce dans toutes les sphères d’activité sociale. On note aussi l’absence de disposition spécifique relative à certaines questions essentielles et directement en lien avec la situation conflictuelle que connaît la Syrie depuis de nombreuses années : par exemple, la question des disparitions forcées ou celle de la mise en place d’organes de justice post-conflictuelle sont demeurées lettre morte. Aussi, alors que de tel es initiatives ont été menées dans d’autres pays arabes[13], la Constitution de 2012 n’a pas institué une autorité pour la parité et la lutte contre toute forme de discrimination, ni prévu la création d’une commission nationale des droits humains dont le but serait de promouvoir et de protéger les droits fondamentaux[14]. Ces droits, s’ils sont certes consacrés par le texte constitutionnel, voient cependant leur effectivité sujette à caution. Ainsi, si l’article 43 consacre la liberté de la presse, aucune autre disposition ne prévoit l’interdiction de censurer, de confisquer, de suspendre ou de fermer un organe de presse ; si l’article 8 envisage l’existence des partis politiques et l’article 10 celle des syndicats, aucune garantie, notamment judiciaire, n’est prévue quant à la non-dissolution des partis ou des syndicats sur une base arbitraire.

Si seul l’écoulement de l’histoire permet de vérifier « si le texte constitutionnel demeure une rhétorique séduisante ou bien au contraire s’il prend corps et façonne pour longtemps le paysage politico-juridique de l’État »[15], dix ans après l’adoption de la nouvelle constitution syrienne, il est manifeste que les pratiques criminelles du régime en place n’ont pas cessé. Au contraire, elles semblent plus nombreuses que jamais comme en témoignent plusieurs rapports émanant d’ONG internationales[16] ou des Nations unies[17]. Simplement se déroulent-elles aujourd’hui dans l’ombre d’une constitution modernisée dont la fonction d’occultation de l’atroce est plus prégnante que jamais.


  1. B. Boutros-Ghali, "Le Droit international à la recherche de ses valeurs : paix, développement, démocratisation", Recueil des cours de l’Académie de droit international, La Haye, 2000, t. 286, p. 32.
  2. M. Boumédiene, "Révolutions arabes et renouveau constitutionnel : une démocratisation inachevée", La Revue des droits de l’homme, 6, 2014, mis en ligne le 18 novembre 2014 ; URL : http://journals.openedition.org/revdh/959 (consulté le 9 septembre 2019).
  3. Voyez ainsi le dernier rapport du Comité des droits de l’homme des Nations unies sur la Syrie dans le cadre de l’examen périodique prévu par ce Pacte ; Nations unies, Comité des droits de l’homme, Quatrième rapport périodique soumis par la République arabe syrienne en application de l’article 40 du Pacte, 27 mai 2022, (CCPR/C/SYR/4).
  4. M. Barah, "Syrie : de la révolution à l’état d’exception", Les Cahiers de l’Orient, n° 116, 2014/4, p. 9-12.
  5. Sur le monisme et le dualisme en droit international, voyez J. Dhommeaux, "Monismes et dualismes en droit international des droits de l’homme", Annuaire français de droit international, vol. 41, 1995, p. 447-468, spéc. p. 464, qui évoque les réserves de la Syrie à l’occasion de la ratification, notamment de la Convention des Nations unies de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui conditionnent le respect de cette Convention à sa conformité aux règles relatives au statut personnel prévues par la Chari’a. Nous reviendrons ultérieurement sur l’absence de protection constitutionnelle spécifique des droits des femmes.
  6. N. Bernard-Maugiron, B. Dupret, "“Les principes de la sharia sont la source principale de la législation”. La Haute Cour constitutionnelle et la référence à la loi islamique", Égypte/Monde arabe, 2, 1999, mis en ligne le 8 juillet 2008 ; URL : http://journals.openedition.org/ema/992 (consulté le 10 septembre 2019).
  7. La question spécifique de la séparation des pouvoirs, également centrale dans la théorie de l’État de droit, fait l’objet du chapitre suivant dans le présent ouvrage.
  8. M. Benchikh, "La confiscation du droit des peuples à l’autodétermination interne", in Droit du pouvoir, pouvoir du droit, Mélanges offerts à Jean Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 808-809.
  9. Omran Center for Strategic Studies, Démocratie Baath, Élections de 2020 et démarches pour consacrer l’article (8), 2020, disponible en ligne ; URL : https://www.omrandirasat.org/ (consulté la dernière fois le 20 octobre 2021).
  10. Ce n’est qu’en 2003 que la République arabe de Syrie ratifiera cette convention tout en émettant un nombre important de réserves, principalement s’agissant de l’égalité sur la scène familiale, réserves justifiées en raison de l’incompatibilité entre plusieurs dispositions de la Convention et les préceptes de l’Islam. Ces réserves constituent un bon exemple de l’effet délétère induit par le respect des principes de la Chari’a en ce compris sur les droits humains et leur effectivité en Syrie.
  11. Voyez sur ce point M. Boumédiene, "Les nouveaux mouvements constitutionnels arabes (2011-2016)", Les Annales de droit, 12, 2018, mis en ligne le 05 février 2019, consulté le 17 mars 2021 ; URL : http://journals.openedition.org/add/1006, spéc. p. 91.
  12. Ainsi retrouve-t-on ces motifs dans les deux pactes des Nations unies de 1966 sur les droits civils et politiques d’une part, les droits économiques, sociaux et culturels d’autre part.
  13. Voyez par exemple la Constitution égyptienne de 2014 et spécialement le chapitre VII de son titre V intitulé "Les Conseils nationaux, les organismes indépendants et les organismes de contrôle".
  14. Voyez, pour un exemple récent d’une révision constitutionnelle ayant été l’occasion d’instituer une telle commission, celui de la Mauritanie qui, par la révision opérée en 2012 par la loi constitutionnelle n° 2012-015, s’est dotée d’une Commission nationale des droits de l’homme (article 97 de la Constitution de la République islamique de Mauritanie).
  15. R. Kherad, "Quelques observations sur la place des droits fondamentaux dans les nouvelles constitutions tunisienne et égyptienne", La Revue des droits de l’homme, 6, 2014, mis en ligne le 7 novembre 2014 ; URL : http://journals.openedition.org/revdh/937 ; Doi : 10.4000/revdh.937 (consulté le 9 septembre 2019).
  16. Entre autres exemples, voyez le récent rapport d’Amnesty International sur la situation dramatique des réfugiés syriens rentrant au pays, ‘You’re going to your death’. Violations against Syrian Refugees Returning to Syria, Londres, 2021.
  17. On lira ainsi avec effroi le Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne examiné lors de la 37e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, 26 février – 23 mars 2018, A/HRC/37/72.

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