Préface

Anne-Emmanuelle Bourgaux et Julien Pieret

À l’heure où les bombes pleuvent sur Kiev et Marioupol, elles semblent s’être tues sur Alep et Mossoul. Mais un autre danger guette la Syrie : celui du silence. Moins spectaculaire mais tout aussi fracassant. Cela fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années, que la Syrie n’occupe plus les titres des journaux télévisés, que les rapports qui continuent de documenter les atrocités subies par la population civile circulent avec moins de vigueur sur les réseaux sociaux, que les prises de position de l’opposition en exil ne sont plus relayées et soutenues par les chancelleries occidentales. Où en est la Syrie aujourd’hui ? Où en sera-t-elle demain ? Où en était-elle hier ? Autant de questions auxquelles il devient difficile de répondre. Aujourd’hui, même les causes du déclenchement du conflit en 2011 se brouillent, son déroulement devient flou, ses protagonistes ont retrouvé l’ombre, son issue devient incertaine : en 2022, a-t-il seulement pris fin ? Dans le même temps, le régime syrien entend faire revenir les tour operators et les touristes… Comme si de rien n’était. Comme si tout cela était fini et pouvait être oublié.

Il faut rappeler qu’avant la poudre, c’est le pollen du Printemps arabe qui a saturé l’air syrien. Il faut rappeler que le conflit syrien a débuté en 2011 lorsque les habitants de Deraa se sont opposés à l’arrestation, l’emprisonnement et la torture d’une vingtaine d’adolescents. L’un d’entre eux, âgé de quatorze ans, avait tagué le slogan : Vous êtes le prochain sur la liste, docteur Bachar el-Assad. L’internationalisation ultérieure du conflit ne supprime pas son origine populaire et démocratique. La terrifiante Raqqa, centre syrien de l’État islamique, n’efface pas la rebelle Deraa, espoir d’une nouvelle Syrie démocratique. Beaucoup retiennent que le régime syrien est le challenger de la lutte contre l’État islamique ; il faut rappeler qu’il n’en reste pas moins le bourreau de la Syrie rebelle. De tous temps, la dictature a parié sur le silence et l’oubli. Or, sans faire grand bruit, Bachar el-Assad parvient à retrouver une certaine audience[1] ; il offre des gages à la communauté internationale[2] tout en se ménageant, chez lui, de nouvelles armes de répression[3]. Et plus personne n’y prête véritablement attention. La Syrie a-t-elle sombré dans l’indifférence ?

Pour éloigner cette nouvelle menace qui plane dans le ciel syrien, chaque livre, chaque article, chaque ligne compte. En s’assignant de discuter le droit public syrien de manière critique, notre ouvrage vise à briser ce silence. Modestement mais résolument ; lucide sur les limites de l’exercice mais tout autant conscient de sa nécessité. Fruit d’une collaboration de plusieurs années, cet ouvrage est à la fois l’histoire d’une solidarité (I), d’une résistance (II) et d’un espoir (III).

I. Solidarité : le fonds de l’ULB pour chercheuses  et chercheurs en danger

La guerre et l’afflux parfois massif de personnes la fuyant n’épargnent pas les institutions d’enseignement supérieur et scientifiques de nos pays en paix. C’est précisément dans le contexte de la crise syrienne que l’Université libre de Bruxelles a, dans l’urgence, constitué en 2016 un premier fonds destiné à soutenir des chercheurs et des chercheuses qui ne peuvent plus mener leurs travaux dans leur pays d’origine et qui sont d’ailleurs régulièrement la cible de régimes autoritaires en raison de l’orientation de leur recherche. L’objectif consistait à offrir des bourses postdoctorales à ces collègues afin de leur permettre de séjourner une année à l’ULB et d’y poursuivre leurs recherches, de participer le cas échéant à nos enseignements et ce dans un climat de liberté académique et de sécurité matérielle. Un autre outil était également créé : un welcome desk chargé de les accompagner dès leur arrivée à l’ULB et de favoriser leur intégration au sein autant de la communauté universitaire que de la société belge.

La purge menée dans les milieux intellectuels turcs suite aux évènements de juillet 2016 a accéléré ce processus et poussé les autorités ulbistes à renforcer un dispositif alors encore largement pilote. Était né le Fonds de solidarité à destination des chercheuses et chercheurs en danger, un outil cette fois structurel qui depuis 2016 a octroyé près d’une trentaine de bourses postdoctorales aux collègues persécutés et/ou fuyant des hostilités les empêchant de mener leurs recherches en toute sécurité et liberté. Dans le même temps, l’ International Welcome Desk se voyait pérenniser.

Animé, depuis sa création, par les valeurs de solidarité et d’humanisme, travaillant là aussi depuis ses origines à la diffusion et à la promotion des droits humains, le Centre de droit public et social de l’ULB ne pouvait rester insensible à la magnifique initiative de son Alma Mater : y participer relevait, aux yeux de ses membres, de l’évidence. Et c’est donc autant par devoir que par conviction que nous avons soutenu la candidature d’Ahmad Kodmani en vue de bénéficier de l’une des premières bourses prévues dans le cadre de ce fonds. Alors fraîchement titulaire d’un doctorat en droit administratif après avoir défendu une thèse, à l’Université de Poitiers, sur la responsabilité sans faute de l’État devant le juge administratif français, Ahmad Kodmani souhaitait mener à l’ULB un projet relevant du droit administratif comparé. En substance, ce projet visait à interroger la justice administrative syrienne et en particulier sa juridiction clef, soit le Conseil d’État, au regard d’un cadre évaluatif forgé depuis une analyse approfondie des justices administratives belge et française. Dirigée par le professeur Patrick Goffaux, titulaire de la chaire en droit administratif de l’ULB, cette recherche entendait ainsi poser un diagnostic critique à l’égard du Conseil d’État syrien et imaginer une réforme d’envergure de cette institution, réforme inspirée par les caractéristiques présentées par les homologues belge et français et indispensable dans la perspective d’une Syrie démocratique et épousant les formes d’un État de droit. Est-il nécessaire de préciser que le sujet même d’une telle recherche et évidemment sa tonalité farouchement normative seraient en Syrie passibles au mieux d’un harcèlement administratif, au pire de poursuites criminelles ou de rétorsions qui ne le seraient pas moins ? À Bruxelles,entre 2016 et 2018 et avant un retour en France, Ahmad Kodmani a pu la mener à bien sans craindre le bruit des bottes ou celui des menottes.

Que dire alors du sujet situé au cœur du projet de recherche mené par le second chercheur syrien, Salim Sendiane, que le Centre de droit public et social a accueilli entre 2018 et 2020 toujours dans le cadre du fonds de solidarité pour chercheuses et chercheurs en danger de l’ULB ? Ce ne sont ni plus ni moins les axes principaux de tout État de droit auxquels souhaitait s’attaquer Salim Sendiane, titulaire d’un doctorat en droit à la suite d’une thèse défendue à l’Université de Paris V Descartes et relative à la démocratisation de la Libye, axes que sont la protection constitutionnelle des droits humains, le principe de séparation des pouvoirs ou le contrôle de constitutionnalité des normes juridiques. Diantre. Truisme consensuel sous nos latitudes, la notion d’État de droit présente, en Syrie, un potentiel subversif qui empêche son étude a fortiori lorsque celle-ci est destinée à baliser les réformes nécessaires à sa survenance en Syrie.

Sous la direction conjointe de la professeure Anne-Emmanuelle Bourgaux, titulaire de la chaire en droit constitutionnel de l’Université de Mons et du professeur Julien Pieret, directeur du Centre de droit public et social de l’ULB, Salim Sendiane a pu mener cette recherche et ainsi procéder à une analyse approfondie du nouveau régime constitutionnel syrien, né à la suite de l’adoption, en 2012, d’une nouvelle constitution remplaçant celle de 1973.

Ainsi, pendant quatre ans, les membres du Centre de droit public et social de l’ULB ont partagé le quotidien de deux chercheurs militants en exil[4] et il est peu de dire que ce compagnonnage aura marqué les esprits : dialoguer informellement avec Ahmad et Salim, assister à la présentation de leurs travaux en cours, entendre leur témoignage sur l’organisation de la lutte en exil et leur participation à des réseaux de juristes réfugiés, nous aura parfois brutalement fait prendre conscience du confort extraordinaire dont nous pouvons jouir en Belgique au sein d’une université qui a fait du libre examen et de la liberté académique les clefs de l’environnement de travail qu’elle propose. Cette présence à nos côtés nous aura également rappelé qu’avant d’être une discipline technique et formelle, le droit public est une arme de combat dont la maîtrise est indissociable de toute lutte pour la démocratie et l’État de droit.

À l’issue de ces deux fois deux années de recherches, un premier manuscrit rassemblant les recherches en droit administratif d’Ahmad Kodmani, en droit constitutionnel de Salim Sendiane, était finalisé. Encore fallait-il d’une part, le rendre accessible au plus grand nombre et non au seul public de juristes spécialisés, d’autre part, l’accompagner de perspectives plus larges que les seules réformes administratives et constitutionnelles qu’il contenait. Ainsi, et en sollicitant deux autres chercheurs exilés, Bassel Al-Masri docteur en droit international pénal et basé actuellement à l’Université de Poitiers, et Khaled Al-Bitar, actuellement doctorant à l’Université de Rostock, pour de nouvelles contributions inédites, en s’attachant à coller au plus près de l’actualité diplomatique syrienne (ainsi la reprise de négociation entre l’opposition et le régime en place à la fin de 2019), Salim Sendiane et Ahmad Kodmani ont profondément revu, complété et mis à jour leur manuscrit initial en bénéficiant, longtemps après la fin formelle de leur bourse postdoctorale, de la supervision scientifique et éditoriale d’Anne-Emmanuelle Bourgaux et de Julien Pieret. C’est le fruit de ce travail de longue haleine qui forme aujourd’hui le présent ouvrage. Avant d’en présenter la structure générale, encore faut-il souligner la difficulté qu’a présentée cette entreprise collective.

II. Résistance : (re)construire sa propre doctrine

Il existe plusieurs manières de mettre un pays à terre. Pour faire taire la révolte populaire partie de Deraa en 2011 et généralisée à tout le pays, Bachar el-Assad a utilisé des moyens contre sa propre population d’une telle violence qu’on peine à en trouver un équivalent dans l’histoire[5]. Avec l’aide de la Russie, il a assiégé et bombardé les villes rebelles comme Alep[6] ou la région de la Ghouta[7], transformant ces territoires en mouroir. Il a utilisé des armes chimiques (chlore et gaz sarin) contre sa propre population à Ltamenah et Saraqeb[8]. Il a contraint à l’exil plus de soixante pour cent de la population syrienne[9]. Il a arrêté arbitrairement, torturé et fait disparaître des dizaines de milliers de Syriens dans les geôles syriennes, en ce compris des enfants[10].

À côté de ces moyens de destruction physique, il existe un moyen sûr d’empêcher un pays de se relever : confisquer le droit, et en particulier le droit public. Aussi imparfait et critiquable qu’il soit, le droit reste le moyen le plus efficace de réguler les rapports sociaux autrement que par la violence et la loi du plus fort. En particulier, la promesse que formule la construction d’un droit public syrien démocratique, c’est d’établir des règles échappant au seul bon vouloir du Prince, d’offrir aux gouvernés les moyens d’incarner un contre-pouvoir crédible et de dessiner un espace public en forme d’ agora et non de prison.

Depuis 2011, la répression du régime ne fait pas seulement taire les voix des opposants ; elle a également muselé la doctrine juridique et cadenassé le débat sur l’avenir constitutionnel syrien. Elle n’a pas seulement réduit en cendres les routes, les écoles, les hôpitaux ; elle a également détruit les possibilités de rencontre, de discussion et d’échange entre juristes (chercheurs, praticiens et professeurs) sans lesquelles la construction d’un droit public démocratique est impossible. En discutant le droit public syrien après et malgré les bombes, cet ouvrage est donc un acte de résistance à plus d’un titre.

D’abord, il s’agit bien sûr d’une résistance à l’oppression et au renforcement de la dictature syrienne dont profite le régime de Bachar el-Assad depuis la répression de la contestation de 2011. Rappeler au régime les principes de la Constitution syrienne de 2012, dénoncer les pratiques qui les contredisent, évaluer le fonctionnement des institutions, proposer des réformes pour faire évoluer la Syrie vers une démocratie par le droit : voilà comment les auteurs de cet ouvrage ont décidé d’empêcher que le silence triomphe après le bruit des bombes.

Ensuite, il s’agit d’une résistance à l’opacité. Le régime syrien, comme tous les despotismes, se plaît et se complaît dans le secret[11]. Le secret du régime syrien a été, pour les auteurs, à la fois un élan et un frein. Un élan car dresser un état des lieux du droit public syrien, c’est faire barrage à cette politique du secret. En compilant patiemment les sources. En s’invitant dans les cénacles fermés. En braquant les projecteurs sur ce qui est montré, mais aussi (et surtout) sur ce qui est caché.

Ne nous voilons cependant pas la face : le secret du régime syrien a aussi constitué un frein puissant dans la rédaction de cet ouvrage. À défaut d’une publication systématique et obligatoire, comment avoir accès de manière exhaustive aux sources législatives, administratives et jurisprudentielles ? Comment se fier aux sources disponibles, rares et éparses, lorsque l’on constate que plusieurs versions d’un même texte juridique circulent sans qu’aucune ne puisse se voir délivrer un brevet d’authenticité ? L’opacité du régime syrien a parfois restreint l’ambition des auteurs à capturer le droit public syrien actuel de manière photographique. Que le lecteur·la lectrice le leur pardonne : face à une dictature qui parie sur le secret pour décourager la recherche, l’imprécision n’est pas une paresse, c’est une obstination. Sur ce point aussi, la présence d’Ahmad Kodmani et de Salim Sendiane dans le quotidien d’un centre de recherches en droit public fut une leçon d’humilité : nos colères envers l’indigence de la documentation juridique belge et de son accessibilité durent être relativisées au contact de juristes qui, au pays, auraient pu risquer leur vie pour se procurer telle décision ou tel règlement afin d’en fournir un commentaire critique…

Enfin, cet ouvrage incarne une dernière résistance : celle de faire barrage à la solitude et à l’isolement des chercheurs syriens jetés sur la route de l’exil. Dans ce conflit qui s’éternise, l’écoulement du temps profite au régime syrien. Pour les exilés et les opposants, ce sont les liens qui se détendent, les souvenirs qui s’estompent, la distance qui s’accroît. Rédiger cet ouvrage, c’est donc réaliser une course contre la montre. Une course contre la montre pour penser les conditions d’une future Syrie démocratique malgré les ruines. Une course contre la montre qui mise sur le partage des ressources et des idées malgré l’exil. Une course contre la montre pour continuer de « faire Syrie » ensemble, ailleurs et autrement, malgré les plaies, les obstacles et les kilomètres.

III. Espoir : de la structure d’un ouvrage à la structure d’un nouvel État

Ainsi cet ouvrage entend mettre à disposition du plus grand nombre et en particulier de l’opinion publique syrienne francophone, à la fois un état des lieux des principales institutions relevant du droit public et telles qu’elles se donnent à voir aujourd’hui en Syrie et une ébauche de programme de réformes constitutionnelles et légales à prioritairement mener en vue de baliser la transition démocratique syrienne. À cette fin, il est divisé en trois grandes parties.

La première partie de cet ouvrage est intitulée Les acteurs et les enjeux de la transition démocratique. Elle est moins technique et juridique que les deux suivantes qu’elle vise à contextualiser. Cette première partie envisage, comme son titre l’indique, le futur post-conflictuel de la Syrie. Après plus de dix années de conflits, la question de la justice transitionnelle ne pourra rester en souffrance. Elle est l’objet du premier chapitre de cette première partie. Celui-ci commence par un constat : l’impossibilité pour la justice pénale internationale de s’emparer de la situation syrienne vu l’équilibre géopolitique observé au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. La justice transitionnelle devra dès lors et prioritairement être l’œuvre de juridictions nationales le cas échéant chapeautées et accompagnées par des juges internationaux. En prenant appui sur différents exemples étrangers, ce chapitre envisage les principales questions qui se poseront à la justice transitionnelle syrienne – celle de l’amnistie partielle, de la sélectivité des poursuites, des peines à prononcer – tout en soulignant l’importance de préalablement prévoir un contexte propice au déploiement de cette justice et passant, notamment, par la démobilisation de toutes les milices armées et la libération des détenus politiques.

Le deuxième chapitre de cette première partie porte sur le Comité constitutionnel syrien, porté sur les fonts baptismaux par les Nations unies à l’automne 2019. Le chapitre revient sur le long processus diplomatique – les occasions ratées, les blocages répétés, l’intervention délétère de puissances étrangères – qui a finalement abouti à la création laborieuse de ce comité chargé d’imaginer la Syrie du futur et son cadre institutionnel. En en présentant la composition, les marges de manœuvre et les compétences mais également un premier bilan, assez mitigé faut-il le dire, ce chapitre envisage surtout les premières mesures devant être adoptées en vue d’offrir à ce comité, dont les réunions ont péniblement repris en mars 2022, un contexte de travail davantage propice à une réelle démocratisation de la Syrie, une perspective actuellement enlisée dans les salons feutrés de Genève.

Le chapitre suivant porte sur la dramatique question des disparitions forcées recensées depuis le début du conflit syrien au printemps 2011. En prenant appui sur la Convention des Nations unies sur les disparitions forcées de 2006, un texte cependant non ratifié par la Syrie, ce chapitre décortique le droit pénal syrien qui offre un cadre normatif largement insuffisant en vue de fonder une politique crédible et performante de répression des auteurs de disparitions forcées et de réparation de leurs victimes. Là aussi, un chantier important se donne à voir et il revient à ce chapitre d’en envisager toutes les facettes.

Enfin, et ancrée dans une analyse de la société civile qui doit autant à la sociologie contemporaine qu’aux travaux des principales agences internationales de développement, le dernier chapitre de la première partie de cet ouvrage présente et questionne le rôle de la société civile syrienne. En convoquant une grille de lecture reposant sur la notion de capital social, il revient sur la structure du secteur associatif syrien, sur le contexte historique, politique et juridique dans lequel il a évolué et des carences dont il a souffert et souffre toujours, carences qui expliquent autant et partiellement la survenance de la crise au printemps 2011 qu’elles l’empêchent de pleinement participer à la démocratisation de la Syrie contemporaine.

Après une partie fournissant autant un premier agenda des questions prioritaires en vue de reconstruire une Syrie pacifiée qu’un panorama des principaux acteurs destinés à mener ce processus, place aux deux parties directement ancrées dans une analyse du droit public, constitutionnel et administratif, syrien. En effet, si comme ces deux parties le démontreront, plusieurs réformes d’envergure semblent nécessaires en vue de démocratiser le régime syrien, ne nous berçons pas cependant d’illusion sur la seule force transformatrice du droit. Celui-ci ne pourra remplir ses promesses que si le contexte politique, social et militaire – celui-là même décrit dans la première partie du présent ouvrage – est propice au déploiement du potentiel démocratique du droit public et des principales institutions qui le font vivre.

La deuxième partie du présent ouvrage, intitulée La nouvelle Constitution de 2012, son contenu et son contrôle, comprend trois chapitres, reposant tous sur une comparaison entre le précédent texte constitutionnel, celui de 1973, et celui adopté, tambours battants par le régime d’el-Assad et présenté à la face du monde comme une réponse aux aspirations démocratiques émises par le peuple syrien depuis le début de la crise au printemps 2011. Le premier chapitre de cette partie est consacré à la protection dont jouissent, sur papier uniquement, les droits fondamentaux et les libertés publiques en Syrie. Malgré une charte suprême modernisée sur ce point, la question des droits humains reste en Syrie d’une cruelle actualité. Souffrant d’une totale ineffectivité, le catalogue consacré par la Constitution de 2012 demeure lettre morte, en raison, notamment, de la mainmise totale d’un seul parti sur l’ensemble du pouvoir malgré un pluralisme politique constitutionnellement consacré en 2012 mais largement théorique. En outre, à des questions juridiques fondamentales, liées à la place à réserver à la Charia ou au droit international des droits humains dans la pyramide des normes syriennes, aucune réponse ferme n’est apportée ce qui, même formellement, met en péril la protection des droits des femmes ou des minorités religieuses.

Le deuxième chapitre s’attache à dévoiler la nature hyper-présidentielle du régime de Bachar el-Assad et qui, au-delà d’aménagements cosmétiques, a été confirmée par l’adoption de la nouvelle Constitution de 2012. Entre autres exemples, patiemment disséqués par ce chapitre, le président dirige le gouvernement dont il nomme et révoque seul les membres et tient littéralement le parlement entre ses mains vu qu’il lui est loisible de le dissoudre. Il concentre à lui seul l’ensemble des pouvoirs traditionnellement séparés dans les démocraties libérales, qu’elles soient parlementaires ou présidentielles, et bénéficie de pouvoirs exceptionnels peu encadrés. Enfin, certains flous persistants – ainsi, la possibilité ou non d’exercer plus de deux mandats présidentiels – illustrent la volonté pour le régime en place d’asseoir son pouvoir pour encore de trop nombreuses années.

Le troisième chapitre de cette partie est consacré à ce que la doctrine constitutionnelle traditionnelle présente généralement comme l’une des pierres angulaires de tout État de droit : la justice constitutionnelle. Celle-ci est assurée en Syrie par la Haute Cour constitutionnelle. Sur ce point, le texte adopté en 2012 a véritablement constitué une plus-value : non seulement l’indépendance des membres de cette juridiction suprême a, enfin, été consacrée, surtout, ses compétences ainsi que les possibilités de la saisir, notamment pour ce qui devrait être l’opposition politique, ont été considérablement élargies. Demeure le péché originel de tout le régime syrien qui mine les promesses offertes par la nouvelle constitution : la politisation extrême et unique des membres de tous les rouages de l’État, en ce compris ceux de la Haute Cour constitutionnelle…

La question de la politisation des commis de l’État sera également l’un des fils rouges de la troisième partie de cet ouvrage, intitulé La réforme du Conseil d’État : une nécessité démocratique. D’ailleurs, le premier chapitre de cette troisième partie porte directement sur l’indépendance de l’ensemble des membres du Conseil d’État. En mettant à jour les dispositifs normatifs et les procédures réglementaires qui permettent et légitiment la politisation de ses membres, tels qu’ils ont été réformés par la nouvelle loi organique sur le Conseil d’État syrien adoptée en 2019, ce chapitre nous dresse un portrait sans concession de ce qui devrait être l’ultime rempart contre l’exercice arbitraire du pouvoir. Cependant, en prenant exemple sur les Conseils d’État belge, français mais aussi égyptien, ce chapitre imagine une réforme du statut des membres du Conseil d’État syrien susceptible de garantir formellement et empiriquement leur totale indépendance à l’égard du régime au pouvoir. Le deuxième chapitre de cette troisième partie s’attarde plus particulièrement sur la Section juridictionnelle du Conseil d’État syrien, celle en principe chargée de contrôler la légalité des actes administratifs. De l’introduction d’une requête à l’exécution d’un arrêt, c’est tous les maillons de la chaîne d’un procès administratif qui forment la trame de ce chapitre qui repose sur le dépouillement de la rare doctrine administrative syrienne. Cette fois encore, la perspective se veut comparative et normative : il est en effet question d’imaginer, au regard d’exemples étrangers qui ont fait leur preuve, comment améliorer une fonction essentielle au respect de la hiérarchie des normes mais qui souffre aujourd’hui, en Syrie, d’une absence de crédibilité – procédure longue et approximative, décisions non publiées et peu exécutées… – autant que d’un déficit aigu d’accessibilité. La seconde fonction généralement attribuée au Conseil d’État est celle de conseiller juridique du gouvernement et du parlement ; tel est également le cas en Syrie et le dernier chapitre de cet ouvrage est ainsi consacré à la Section d’avis consultatif et de législation du Conseil d’État syrien. Il s’agit là d’une mission récente dans l’histoire constitutionnelle syrienne puisqu’elle ne fut reconnue qu’à l’occasion de la réforme constitutionnelle de 2012. Une reconnaissance tardive et qui plus est laconique qui laisse plongée dans l’ombre la fonction de conseiller du Prince – un conseiller et non un courtisan – qu’assume généralement tout Conseil d’État. Le mérite de ce chapitre est donc de lever le voile sur le régime embryonnaire que contient la nouvelle loi organique sur le Conseil d’État sur ce point en en mettant à jour les apories mais également certaines potentialités. Ce chapitre, comme les deux précédents, envisage également comment renforcer cette fonction ô combien décisive dans le contrôle des autres pouvoirs constitués.

Anne-Emmanuelle Bourgaux
Professeure de droit constitutionnel à l’UMons

Julien Pieret
Professeur de droit public à l’ULB


  1. M. Daou, "Visite aux Émirats : “Bachar veut montrer qu’il est à nouveau fréquentable”", France24, 21 mars 2022.
  2. "Syrie. Bachar el-Assad promulgue une loi… contre la torture", Courrier international, 31 mars 2022.
  3. "Censure : Bachar el-Assad promulgue une loi punissant les Syriens qui portent atteinte “au prestige de l’État”", Libération (avec AFP), 28 mars 2022.
  4. Sur la poursuite d’une action militante en exil de la part de personnes syriennes, voyez L. Fourn, Des vies mouvementées. Bifurcations et ajustements biographiques au fil des parcours militants et migratoires de révolutionnaires syrien·nes exilé·es en France et au Liban, Thèse de doctorat, Université d’Aix-Marseille, LAMES-CNRS, 2020.
  5. On peut citer le précédent de Néron, empereur romain du ier siècle après J.-C., qui aurait provoqué l’incendie de sa propre ville : Rome. La pensée historique contemporaine a cependant largement démystifié cette légende noire ; voyez P. Vassart, "Néron mérite-t-il un nouveau procès ?", exposé scientifique, MUMONS, 2021-2022.
  6. Amnesty International, “Death everywhere” – War crimes and human rights abuses in Aleppo, Syria, mai 2015.
  7. Pour un témoignage : S. Al-Khalil, Journal d’une assiégée. Douma, Syrie, Donnemarie-Dontilly, Éditions IXe, 2022.
  8. Les deux rapports relatifs à l’utilisation d’armes chimiques lors du conflit syrien réalisés par l’Organisation internationale sur les armes chimiques attribuent au régime syrien la responsabilité de cette utilisation : Oiac, Rapport 12 avril 2020, S/1867/2020 ; Rapport 8 avril 2021, S/1943/2021. Ces deux rapports sont disponibles en ligne sur le site de cette organisation.
  9. Nations unies, "Syrie : 10 ans de conflit en 10 chiffres", communiqué du 15 mars 2021.
  10. Nations unies, Haut-Commissariat aux droits de l’homme, "Déclaration à l’Assemblée générale – Point sur la situation des personnes disparues en Syrie", 8 avril 2022.
  11. Pour une histoire du secret entourant le despotisme dans l’Ancien Régime et l’importance du principe de publicité dans la constitution des démocraties occidentales, voyez J. Habermas, L’Espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1992.

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