1 Chapitre 1. L’empire du dualisme

1. Occurrences et récurrences

Le dispositif asilaire se déploie dans un espace à la fois spécifique et protéiforme dont il s’agit de fixer les coordonnées. Spécifique car, eu égard à son autonomie, il répond à une configuration particulière qui implique un enchevêtrement de normes, de positions, de rôles, de hiérarchies, de comportements et d’agencements architecturaux attachés à ses missions. Protéiforme, car la forme résultant de la combinaison de ces éléments est soumise à la variabilité du contexte historique, politique, social et culturel. En dépit de ses mutations à travers le temps, l’asile a ainsi conservé de nombreux traits de fonctionnement issus de sa structure originelle ; une structure propre aux espaces d’enfermement ou, pour reprendre un concept cher à Erving Goffman, aux « institutions totales »[1]: « On peut définir une institution totalitaire (total institution) comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». Cf. Goffman (E.), Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 2013 [1961], p. 41., et qui se caractérise d’abord et avant tout par sa dualité. C’est que l’asile repose en effet sur un ensemble d’antagonismes fondamentaux qui investissent aussi bien son édifice que les logiques relationnelles qui y ont cours, à commencer par la distinction nette et sans équivoque du personnel médical et des patients. Qu’ils soient répertoriés comme documentaires ou comme fictions, les films mettant en scène l’asile psychiatrique ont rapidement intégré cette spécificité de la structure institutionnelle et n’ont cessé de la mettre au travail, comme nous allons le voir tout au long du présent chapitre.

Le film Dr. Dippy’s Sanitarium[2] (Bitzer, 1906), court métrage muet aux accents comiques inspiré d’une bande dessinée qui constitue très certainement la première production cinématographique traitant de la vie en institution psychiatrique, raconte l’arrivée d’un nouveau gardien au sein d’un asile. L’homme entre rapidement en conflit avec des reclus rétifs dont l’hostilité à son égard le fait rapidement fuir, de sorte que s’engage une intense course-poursuite dans l’enceinte de l’établissement. Le dénouement de cette lutte nous est offert à la faveur de l’intervention du Docteur Dippy qui apaise ce petit monde au moyen d’une dégustation de tarte. Véritable « pionnier » dans la mise en images de l’hôpital, ce film semble déjà proposer une représentation du psychiatre, grand maître de l’asile, comme étant aussi farfelu – sinon davantage – que ses propres patients[3], ainsi que son nom l’indique (Dippy peut en effet se traduire comme « foufou », « dingo » ou « toqué »). Quelques années plus tard, en 1913, Griffith réalise The House of Darkness, racontant les tribulations d’un homme interné, agité et violent, qui retrouve la quiétude aussitôt que de la musique est jouée en sa présence. Le film est rythmé par les courses-poursuites entre l’homme – qui parvient à s’évader de l’asile – et les gardiens, ainsi que par les changements radicaux de son humeur au contact d’une mélodie. Le forcené finit par pénétrer dans le domicile du directeur de l’hôpital et de sa femme (qui y est quant à elle infirmière) pour tuer cette dernière, avant qu’elle ne découvre in extremis les vertus calmantes de la musique sur son assaillant. En Allemagne, l’épilogue du film Le Cabinet du docteur Caligari (Wiene, 1920) nous dévoile, non sans ambiguïté, l’étrangeté de la relation entre Caligari, psychiatre directeur d’asile, et l’un de ses patients, Francis, lequel identifie Caligari à un être sordide (un assassin qui commet ses forfaits par le biais d’un somnambule sous son contrôle) apparemment issu de ses délires[4], tandis que Le Testament du Docteur Mabuse (Lang, 1933) fait quant à lui reposer l’entièreté de son intrigue sur la manipulation hypnotique du directeur de l’hôpital psychiatrique par Mabuse, lui-même interné dans ladite clinique. Après la guerre, La Fosse aux Serpents (Litvak, 1948) met en scène l’histoire de Virginia, jeune femme internée en proie à des crises psychotiques. Sa trajectoire dans l’établissement évolue de façon ambivalente entre, d’un côté, la sincère complicité avec son psychiatre qui finira par privilégier une thérapie axée sur la parole et, de l’autre, la conflictualité de sa relation avec l’institution, en particulier avec une infirmière dont l’autoritarisme suscitera une régression de l’état psychique de Virginia. Enfin, dans La Toile d’Araignée (1955), Minnelli dépeint un vaste brouillamini dans lequel s’exprime une multitude de conflits larvés au prétexte d’une discussion entre le personnel et les patients sur le changement des rideaux qui habillent les fenêtres de l’hôpital psychiatrique.

Douze années plus tard sort le premier documentaire de Frederick Wiseman, Titicut Follies (censuré pendant près de 25 ans aux États-Unis), tourné au sein de l’asile pénitentiaire de Bridgewater dans le Massachusetts, et portant une attention toute particulière à la violence avilissante du personnel à l’égard des reclus. Dans la même perspective, viendra ensuite San Clemente de Depardon en 1982 qui emprunte, comme Wiseman, les méthodes du cinéma direct pour filmer le quotidien d’un établissement psychiatrique italien en passe de fermeture. Avec Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), Miloš Forman signe un film pleinement structuré autour de la tension entre les velléités de rébellion des patients entretenues par le séditieux Mc Murphy d’une part, et le caractère coercitif et autoritaire du dispositif asilaire incarné par la froideur et la cruauté de l’infirmière Ratched d’autre part. L’absurdité se substitue au conflit dans Le jour des idiots (Schroeter, 1982). Carole noue une relation empreinte de duplicité avec l’infirmière en chef de l’établissement au sein duquel elle est internée ; l’une comme l’autre se questionnent sur le sens de leur présence dans cet endroit, de sorte que le film fasse la part belle à la théâtralité qui imprègne l’hôpital – présenté comme un simulacre de lieu de soins – et les rôles que chacune y occupe. L’armée des 12 singes (Gilliam, 1995) reprend également cette dualité en mettant en scène la confiance progressive d’une thérapeute dans la véracité des paroles de Cole, son patient, prétendant venir du futur pour sauver l’humanité, alors que tous les psychiatres de l’institution le jugent dément. Dans Shutter Island (Scorsese, 2010)[5], la relation entre les deux Marshals Teddy et Chuck menant une enquête au sein d’un hôpital psychiatrique de haute sécurité s’avère être en réalité la figuration du travail thérapeutique de réminiscence qui unit le Dr. Sheehan (Chuck) à Andrew Laeddis (Teddy), lequel est effectivement interné dans ledit hôpital. Plus récemment encore, le documentaire de Depardon, 12 Jours (2017), nous montre une succession d’entretiens, ou plutôt de face-à-face, filmés en champ-contrechamp entre des patients de la clinique du Vinatier et plusieurs juges des libertés et de la détention, afin que ces derniers statuent sur le prolongement ou l’arrêt de la mesure d’hospitalisation sous contrainte.

Loin d’être exhaustive, la présente énumération pourrait continuer sur des dizaines de pages encore. Cette abondance montre combien l’espace de l’institution psychiatrique, tel qu’il est donné à voir dans de nombreuses productions, repose sur une structure duale et antagoniste qui n’a cessé d’être mise en scène tout au long de l’histoire du cinéma. Erving Goffman a d’ailleurs montré combien cette dualité constitue la caractéristique fondamentale du fonctionnement de toute institution totale :

Les institutions totalitaires établissent un fossé infranchissable entre le groupe restreint des dirigeants et la masse des personnes dirigées […] Les échanges entre ces deux groupes sont des plus restreints. La distance qui les sépare est immense et le plus souvent imposée par l’institution […] Toutes ces limitations de contact entretiennent l’image stéréotypée et antagoniste que chaque groupe se forme de l’autre. Deux univers sociaux et culturels se constituent côte à côte, avec quelques points de contact officiels, mais sans interpénétration[6].

Dans chacun des films listés ci-dessus, la diégèse prend appui sur les relations qui tissent ce « couple indissociable »[7], lesquelles, bien qu’elles puissent s’instaurer sous diverses modalités (emprise, soumission, conflit, tyrannie, complicité…), s’inscrivent en tous les cas dans des rapports de pouvoir dont le cinéma a cherché à explorer la complexité ; rapports que nous allons désormais analyser modestement à notre tour. Pour ce faire, seront mobilisés trois films emblématiques qui s’emploient à mettre en images cette configuration dichotomique de l’espace institutionnel, telle qu’elle se forme et se déforme au gré des interactions entre les protagonistes. À des fins de clarté comme de pertinence, un certain nombre de productions seront ici laissées de côté, mais seront convoquées dans les chapitres ultérieurs de cet ouvrage.

2. Corps soignant et corps soignés

Si le premier film de Frederick Wiseman, Titicut Follies, fut censuré peu de temps après sa sortie en 1967[8], c’est parce qu’il exposait sans ambages la violence des traitements infligés aux détenus par le personnel de l’établissement médico-pénitentiaire de Bridgewater et, par-là, l’état déplorable du monde asilaire aux États-Unis, laissant libre cours aux pratiques les plus dégradantes. Les reclus y apparaissent bien souvent habillés de guenilles, partiellement dévêtus, quand ils ne sont pas complètement dénudés (sous prétexte d’un risque suicidaire, mais aussi parce que les gardiens rechignent à changer les vêtements sales et souillés des détenus incontinents ou avec des problèmes d’hygiène)[9]. La caméra de Wiseman s’attarde avec insistance sur ces corps abimés, déchus et meurtris. Leur mise à nu est totale lors des fouilles intégrales pratiquées par les gardiens ; elle est symbolique lorsqu’un psychiatre énumère sans ménagement, devant son patient, l’historique des multiples comportements déviants auxquels celui-ci s’est livré, sans manquer d’insister sur des détails les plus sordides et donc les plus moralement répréhensibles.

Mais contrairement à ce qui a souvent été dit, l’intérêt de Titicut Follies réside moins dans la révélation scandaleuse de la cruauté associée au pouvoir discrétionnaire du personnel de l’institution sur les malades (après tout, les médecins et gardiens se savaient filmés) que dans la présentation minutieuse du répertoire des pratiques humiliantes, infantilisantes voire réifiantes qui, tels des rituels quotidiennement répétés, remplissent la double fonction de réaffirmer l’asymétrie relationnelle entre le personnel et les reclus, tout en contribuant à rendre les corps plus dociles et malléables. Autrement dit, s’il est tentant de considérer les membres du personnel comme des monstres, beaucoup plus préoccupante est la constatation que fait le film de la nonchalance avec laquelle ils accomplissent leur besogne, car elle témoigne du même coup de pratiques qui relèvent davantage de la norme que de l’exception, de la banalité institutionnelle que du sadisme délibéré.

En ce sens, le film donne à voir combien l’espace institutionnel transforme les corps dont il se saisit en mobilisant une série de techniques que Goffman nomme « techniques de mortification »[10] – telles que l’« isolement » (enfermement dans un espace clos), les « cérémonies d’admission » (compilation des antécédents médicaux et le cas échéant judiciaires du patient), le « dépouillement » (remplacement des effets personnels par une tenue uniformisée et des objets de série), la « dégradation de l’image de soi » (brimades, humiliations, exigences de déférence et violences physiques) –, qui requièrent l’instauration de rapports de domination soutenus par des justifications morales (« Vous avez abusé d’une fillette »), médicales (« Les tests psychologiques prouvent sa paranoïa ») ou thérapeutiques (« On est ici pour vous aider »). Ces procédures tendent à générer un phénomène de « dépersonnalisation »[11], dont l’aboutissement recherché sur le reclus consiste dans une perte d’autonomie, une répression de ses propres désirs, une attitude soumise, une incorporation de l’autorité ; bref, dans son assujettissement total et complet à l’institution.

L’une des scènes les plus marquantes à cet égard est sans aucun doute le recours à l’alimentation forcée : un psychiatre enduit un tube de vaseline avant de l’insérer dans le nez d’un patient rachitique refusant de se nourrir, pour ensuite y déverser un liquide nutritif. Imperturbable, le médecin continue de fumer sa cigarette en manipulant le corps squelettique et la sonde nasale avec la même fermeté, sans manquer d’agrémenter son geste de traits d’humour (« Un peu de whisky maintenant ? ») et de commentaires infantilisants (« Bon patient, très bon patient »). La caméra de Wiseman parcourt lentement le corps de l’homme, de la tête aux pieds, et retour ; de son visage impassible au milieu duquel s’enfonce le tuyau nutritif par les naseaux, jusqu’à ses jambes immobiles, maintenues par deux gardiens, en passant par son tronc émacié dont les mouvements saccadés de respiration nous rappellent que cette opération morbide s’effectue sur un être qui, s’il semble inanimé, n’en reste pas moins vivant.

Durant le plan-séquence, l’un des gardiens s’occupant de tenir les pieds de l’homme se tourne vers l’objectif et le fixe laconiquement durant un bref instant. Conjuguée au dispositif filmique de type caméra épaule et à la focale à échelle optique humaine, la franchise de ce regard caméra crée les conditions d’émergence d’une réflexivité accrue du dispositif comme de la personne de l’opérateur et, par conséquent, d’une subjectivité inédite qui propulse le public dans la posture de l’observateur direct : « le point de vue de la caméra se confond avec le regard d’un personnage, réduisant alors considérablement la distance entre le spectateur et les événements du film »[12] Durant ce court moment, le quatrième mur est suspendu. Saisis par les yeux de ce gardien dont la profondeur de la pupille, véritable trou noir, contracte instantanément le temps, nous voici catapultés au cœur même de la violence normalisée de Bridgewater, en tant que témoins de l’Histoire ou peut-être en tant que simples voyeurs indiscrets[13]. Si la réflexivité de cette séquence la rend saisissante, le choix d’insérer ces images au sein d’un montage parallèle – l’une des rares occurrences de cette technique au sein de la filmographie de Wiseman –, alternant entre les plans de l’intubation contrainte du patient et ceux de la mise en bière de sa dépouille quelques semaines plus tard, en renforce la gravité. Le principe du « syntagme parallèle »[14] déploie ici toute sa puissance : les corps filmés par Wiseman ne sont au fond plus rien que des corps d’individus « dépouillés »[15] sur lesquels s’exerce le pouvoir coercitif de l’institution ­dont la seule sortie possible semble être la mort.

Mais il faut également mentionner la séquence de l’entretien d’admission – rituel hautement privilégié par l’institution pour asseoir d’emblée son autorité au moyen de pratiques humiliantes – au cours duquel de nouveaux patients se voient questionner non seulement sur une série de thématiques intimes dont on peine à saisir l’intérêt médical tant le psychiatre y va de ses commentaires réprobateurs (« Combien de fois vous masturbez-vous par jour ? Trois fois c’est trop » ; « Avez-vous eu des comportements homosexuels ? Je suppose que oui »), mais aussi sur son passé et les raisons qui l’ont amené à Bridgewater. Bien entendu, le médecin dispose déjà de toutes ces informations grâce au dossier médical et judiciaire du patient, ainsi qu’on peut le voir lorsqu’il énumère successivement les différentes condamnations et les rapports cliniques antérieurs sur un ton télégraphique pendant près d’une minute, comme pour mieux accabler son interlocuteur devant cet édifice d’étiquettes et de verdicts ; véritable curriculum vitæ dont la conclusion est sans appel : « Et vous pensez toujours que vous êtes un homme normal ? ».

Comme le mentionne Goffman, le dossier du patient a pour rôle essentiel de « décrire les manifestations de la “maladie”, de montrer que l’on a bien fait de l’interner et que l’on fait bien de le garder enfermé »[16]. Aussi les questions sur le passé du patient apparaissent-elles complètement superflues. C’est que ce rituel vise avant tout à mettre le patient « face à la réalité », en lui refusant toute possibilité de réinventer sa trajectoire biographique – comme tout un chacun y a recours via son « identité narrative »[17] – pour occulter ou minimiser des périodes de sa vie qui ne lui permettent pas de se présenter en toute dignité. Chaque élément erroné, falsifié ou oublié est alors illico épinglé par le médecin qui se fait un plaisir de lui rappeler les faits dans le détail. À travers cet entretien s’opère ainsi une première destruction de « l’image de soi » que le patient tente de maintenir devant autrui par la réorganisation de son récit de vie « et chaque fois qu’il agit ainsi, il est de l’intérêt du personnel surveillant aussi bien que de celui des psychiatres de ruiner ces récits »[18]. Ce rituel inaugure en quelque sorte le processus de la « dégradation hospitalière »[19] qui se prolongera avec les multiples techniques listées ci-dessus.

 

Figure 1 – Frederick Wiseman, Titicut Follies, 1967

Miloš Forman fut profondément marqué par Titicut Follies. Tant et si bien qu’il tiendra à ce que toute l’équipe de Vol au-dessus d’un nid de coucou le visionne à plusieurs reprises en amont du tournage pour s’imprégner des logiques propres à l’institution psychiatrique. Ceci dit, bien que Forman s’attache lui aussi à décrire les relations de pouvoir qui traversent l’hôpital, la violence y est plutôt montrée dans sa forme larvée, du moins dans le premier temps du film. Ainsi, les premières scènes de Vol au-dessus d’un nid de coucou dépeignent, au rythme de la bande-son entêtante composée par Jack Nitzsche, la routine matinale de l’hôpital où se déroulera le reste de l’intrigue (Randal Mc Murphy, joué par Jack Nicholson, n’est alors pas encore arrivé). On y voit des patients entièrement soumis aux règles de l’institution ainsi qu’aux ordres du personnel. Au niveau de l’habillement, d’abord, puisque tous les reclus arborent la même tenue obligatoire – uniformisation s’il en est – constituée d’un pantalon et d’un teeshirt, amples et blancs, dont l’ajustement sommaire aux physiques particuliers laisse deviner l’unique taille disponible.

Au niveau des comportements, ensuite, car l’ensemble des gestes des patients semble répondre mécaniquement à un protocole intériorisé, notamment dans la séquence de la prise de médicaments où ceux-ci s’alignent en rang d’oignons sitôt que le signal de l’infirmière retentit dans les haut-parleurs : « Médicaments ! ». Tous doivent exécuter l’ingestion de leur traitement sous les yeux du personnel. L’un d’entre eux est même tenu d’ouvrir la bouche pour que la pilule lui soit directement déposée sur la langue, probablement afin de désamorcer tout stratagème de feinte ou de simulation. Le plus troublant dans ces scènes est l’absence de contrainte immédiatement physique. Tout se passe comme si les patients participaient activement à ces curieux rituels sans émettre la moindre résistance. Et Forman d’insister particulièrement sur ce point durant une séquence courte mais ô combien significative : un plan montre celui qu’on appelle Chef (Will Sampson) faisant la file pour recevoir son traitement. Sa carrure et sa taille impressionnantes ne laissent aucun doute sur sa force herculéenne, si bien qu’il déborde le cadre, contrairement à ses codétenus. Lorsque vient son tour, sa moue suivie de son immobilité laissent percevoir une réticence. Le jeune gardien, plutôt petit et maigrelet (qui peine à entrer dans le cadre tant le corps du Chef ne lui laisse aucune place), saisit alors son bras et l’amène sans peine devant le comptoir de distribution, et ce malgré la différence flagrante entre les physiques des deux hommes.

Ces scènes (et bien d’autres encore) ne montrent guère une interaction entre des individus à l’issue incertaine et sur un plan a priori égalitaire, mais bien plutôt l’effectuation dans et entre les corps du rapport social général qui structure l’institution psychiatrique. En d’autres termes, ce sont les semaines et mois passés dans l’hôpital à endurer une multitude de pratiques dégradantes qui contraignent le Chef à courber l’échine. Parallèlement, c’est la position du gardien au sein de l’institution qui investit celui-ci d’une autorité. Cette dernière l’« augmente » d’une force suffisante pour diriger d’un simple geste un colosse du double de son poids qui n’aurait aucun mal à le réduire en pièce, comme le montrera une séquence ultérieure où le Chef soulève et maîtrise sans peine un gardien s’en prenant à Mc Murphy, au point que l’intervention de trois autres intendants soit requise pour l’immobiliser.

De même, c’est son statut d’infirmière en chef qui confère à Miss Ratched (Louise Fletcher) une emprise maternelle particulièrement tordue sur Billy (Brad Dourif), à qui elle ne cesse de s’adresser comme à un enfant (« Qu’est-ce que ta mère va dire ? » ; « Tu aurais dû y réfléchir avant »), tout à la fois capable de le réconforter dans ses angoisses, le récompenser en cas de bon comportement et l’humilier devant les autres ; tantôt en le forçant à raconter lors d’un groupe de parole les détails de ses échecs amoureux qui l’ont conduit à plusieurs tentatives de suicide, tantôt en divulguant et en manipulant des informations intimes sur sa trajectoire collectées auprès de sa mère sans son assentiment. Goffman épingle d’ailleurs cette dernière pratique de « divulgation » comme un instrument supplémentaire de dégradation de l’image de soi :

En règle générale, les hôpitaux psychiatriques font systématiquement circuler sur chaque malade les renseignements que celui-ci s’efforce de garder cachés et que l’on utilise quotidiennement, d’une manière plus ou moins poussée, pour lui clore le bec […] Si, au cours d’une séance de thérapie de groupe, il avance sa propre version de la situation dans laquelle il se trouve, le thérapeute, par ses questions, tente de lui ouvrir les yeux sur les fausses raisons par lesquelles il essaie de sauver la face et le pousse à adopter une interprétation qui fait de lui la seule personne à blâmer et la seule qui doive changer[20].

C’est justement le rapport d’autorité et d’emprise entre ces deux personnages, Billy et Ratched, qui scelle la fin du film. Le lendemain de la fête clandestine organisée par les patients dans l’hôpital, Ratched arrive sur les lieux. Outre les bouteilles d’alcool vides et le capharnaüm qui témoignent d’une soirée plus qu’animée, elle découvre le jeune Billy nu, couché dans un lit aux côtés d’une jeune femme extérieure à l’asile que Mc Murphy a fait entrer la veille. Billy s’empresse de remettre son uniforme avant d’essayer de rendre des comptes à l’infirmière Ratched. Cette dernière le toise d’un regard autoritaire : « Tu n’as pas honte ? ». Pour la première fois du film, Billy se confronte à l’autorité de l’infirmière en chef (devant les autres reclus et membres du personnel qui plus est) et répond par la négative en soutenant son regard, ce qui lui vaut une salve d’applaudissements de la part de ses congénères. Bien plus, son bégaiement intempestif semble avoir cessé. Pendant un court instant, Billy change de statut : il n’est plus l’enfant timide et taciturne qui nous a été donné à voir tout le film durant mais un jeune homme en train de s’émanciper de l’autorité en assumant fièrement ses actes.

Mais ce moment tournera court puisque Ratched, se rendant très bien compte de ce qui est en train de se jouer, le renverra illico à son infantilité en le menaçant d’informer sa mère, avant de l’obliger à dénoncer Mc Murphy comme organisateur de la fête. D’un coup d’un seul, le visage de Billy se ferme, son dos se courbe, son regard se baisse. Il s’agenouille et se met à supplier Ratched d’un ton geignard de ne rien divulguer à sa mère. Son bégaiement reprend de plus belle. Billy se suicide quelques instants après cette dernière réprimande. Si son acte peut s’interpréter comme un retournement de la violence institutionnelle contre son propre corps, il peut aussi bien être compris comme le besoin de mettre définitivement un terme à la relation de domination et d’emprise entre Ratched et lui-même au cours d’une ultime confrontation à son autorité : toutes ses tentatives de suicide ne se seront pas soldées par un échec, comme elle aime le répéter. C’est du reste cette séquence qui précipite le dénouement du film : excédé à la vue du corps sanguinolant et inerte de Billy, Mc Murphy se jette sur l’infirmière en chef, la saisit à la gorge et l’étrangle de toutes ses forces sous les regards des autres reclus dont l’attitude ambivalente oscille entre encouragement tacite et mise en retrait.

 

Figure 2 – Miloš Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975

La mise en regard de Titicut Follies et de Vol au-dessus d’un nid de coucou fait apparaitre le rapport de symétrie que ces deux œuvres majeures entretiennent : tandis que Wiseman insiste sur la violence institutionnelle – à la fois physique et symbolique – qui s’exerce sur les corps, Forman met quant à lui l’accent sur l’incorporation de cette violence répressive dans les conduites et, par conséquent, l’endossement inéluctable d’un rôle – aussi bien pour les soignants que pour les soignés – dont les prérogatives sont fonctions de sa positionnalité au sein de la structure de l’asile. La profondeur de l’écriture scénaristique, conjuguée à une mise en scène et à un jeu d’acteur extrêmement soigné, dévoile ici avec finesse combien les agencements institutionnels sont en mesure de pénétrer les corps, de coloniser les inconscients et d’instrumentaliser les atermoiements existentiels des uns et les turpitudes autoritaires des autres afin d’entériner leurs positions respectives, de les cristalliser en tant que personnages archétypaux, et de les aliéner à la vie psychique de l’institution dont le caractère totalitaire capture, capitalise et catalyse les passions tristes de tout un chacun pour assurer son inertie. Parallèlement, la puissance sidérante des images documentaires couplée à un montage minutieux nous invite à constater combien l’institution, si elle est effectivement une « scène » où se joue la psychiatrie, constitue également une redoutable machine qui imprime les corps de sa violence et broie des trajectoires à la chaîne pour mieux les garder sous son emprise. Ensemble, les deux films décrivent finalement la double opération de « normalisation disciplinaire » (au sens foucaldien)[21]. de l’institution psychiatrique sur les corps dont elle se saisit comme « matériau humain »[22] : liquidation des singularités autonomes et production d’une homogénéité gouvernable.

3. Paroles duelles

L’asymétrie des rapports entre le personnel de l’institution psychiatrique et les reclus s’inscrit également dans la parole, ou plus exactement dans le statut réservé à celle-ci. Un long plan séquence dans Titicut Follies montre une discussion entre un psychiatre et un patient dans le préau de l’institution. Ce dernier lui réitère ses demandes de transfert dans un autre établissement, voire dans la prison où il a été incarcéré auparavant, mentionnant que son état mental se dégrade de jour en jour au sein de Bridgewater : « Ici on m’affaiblit, ici on me fait du mal ». D’une façon remarquablement claire, articulée mais aussi empreinte de détresse, il questionne ensuite le médecin sur les raisons de sa présence dans l’institution alors qu’il dit se sentir bien et ne pas représenter un quelconque danger. Usant d’un ton autoritaire teinté de moquerie, le psychiatre n’a de cesse de le renvoyer à l’objectivité présumée du diagnostic qui justifie son internement. Bien plus, il déforme les propos du jeune homme en isolant des morceaux de phrases dont il pointe l’incohérence et l’absurdité : « Je suis schizophrène paranoïaque, je ne suis pas dangereux. Dans mon cas j’ai juste beaucoup d’amour pour mon père et ma mère » ; ce à quoi répond le psychiatre, narquois : « J’ai aussi beaucoup d’amour pour père et mère et pourtant je ne suis pas schizophrène et on ne m’a jamais mis dans un asile ». Le patient insiste néanmoins, et questionne le praticien quant aux bases de son diagnostic : « Vous me dites que je suis un schizophrène paranoïaque, mais comment le savez-vous ? Parce que je parle bien ? ». Le médecin le renvoie aussitôt aux tests psychologiques qu’il a passés mais celui-ci s’empresse d’en contester la légitimité : « Ces tests qui me demandent combien de fois je vais aux toilettes par jour ou si je crois en Dieu, jusqu’où va l’absurdité, c’est quoi le lien ? » ; le psychiatre élude la question en lui répondant une nouvelle fois sur le mode de la moquerie : « Vous associez Dieu aux toilettes maintenant ? ». Le détenu, vraisemblablement fatigué et irrité par le mutisme railleur du clinicien persiste à vouloir faire passer son message : « C’est l’environnement qui me rend malade ici, vous comprenez ? » ; le silence de son interlocuteur ainsi qu’un mouvement de tête pour se détourner de l’interaction et de son patient – qu’il fait mine de ne plus écouter depuis un bon moment – closent la séquence.

Au cours de ce non-dialogue, une phrase du patient résonne particulièrement : « Il y a quelque chose que vous savez que je ne sais pas » ; réponse du médecin : « Ce que je sais c’est que je dois partir ». Tout se joue ici. D’un côté, le pouvoir du psychiatre, celui qui lui permet de décider de l’enfermement, de son maintien ou de son arrêt, est entièrement arrimé au savoir qu’il détient et dont le patient, lui, est privé. De l’autre, il y a une attente de la part du jeune homme, un besoin nécessaire de constituer une expérience de « malade » qui lui demeure aussi étrange qu’étrangère ; un signifiant vide que les énoncés du discours psychiatrique – les diagnostics – ne suffisent pas à remplir. Les propos du patient gagnent en intensité à mesure que le psychiatre les ignore, si bien qu’ils finissent par tourner en rond, renvoyant sa détresse logorrhéique à une manifestation symptomale. La discussion en devient surréaliste, absurde même. « L’ordre du discours »[23] produit ici le désordre de l’interaction. Et Wiseman de nous offrir une image qui se plaît à zoomer et à dézoomer sur les visages des deux hommes, leurs bouches s’activant énergiquement à articuler des mots qui s’entrechoquent, se superposent, mais jamais ne trouvent à se déposer à la surface d’un langage commun, de sorte que se résorberait l’écart entre les corps des émetteurs. Maud Mannoni décrit avec acuité les ressorts de ces processus relationnels pétris de violences symboliques :

Dans le rapport médecin-malade, l’autre est supposé savoir ce qu’il en est de la maladie. L’issue de la « maladie mentale » dépend de la possibilité donnée ou non au sujet de traduire en mots son désarroi (le médecin ayant à fournir parfois dans une parole le signifiant manquant au discours du malade). S’il reçoit comme seule réponse à son angoisse le silence d’un médecin qui sait ce qu’il a et n’a plus besoin d’entendre ce qui lui est dit, le patient n’a plus d’autres ressources que de disparaitre comme sujet parlant au sein d’une classification nosographique[24].

 

Figure 3 – Frederick Wiseman, Titicut Follies, 1967

C’est précisément cette identification par défaut à une entité clinique – faisant en quelque sorte office de rôle – qui s’opère lors de la fameuse scène de la thérapie collective dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Cheswick (Sydney Lassick) interrompt la séance à plusieurs reprises pour demander ses cigarettes. Il use d’abord de politesse puis, constatant que Ratched refuse non seulement d’accéder à sa requête mais tout simplement de l’écouter, il s’énerve et hausse le ton. La demande au demeurant banale se transforme en accusation : « De quel droit vous confisquez-nous nos cigarettes en les mettant bien en évidence sur votre comptoir !? ». Ratched lui intime de se calmer pour prendre la parole, il s’exécute. Elle lui répond ensuite qu’il a outrepassé le règlement plus tôt dans la journée et que, par conséquent, ses cigarettes seront dorénavant rationnées. Le ton monte à nouveau « Merde à votre foutu règlement, je veux qu’on arrête de me traiter comme un gosse ! Je veux mes cigarettes ! Je veux que ça change ! Je veux qu’on prenne une décision ! ». Cheswick se met à hurler de détresse. Un surveillant se saisit de lui et l’emmène de force, tandis que le désordre qui règne finit par gagner tous les autres résidents[25] qui, eux aussi, commencent à s’agiter pour des raisons multiples, au point que le brouillamini prenne une ampleur chaotique. Les patients haussent le ton, se disputent, et Mc Murphy en vient à briser la vitre de la guérite des infirmières pour récupérer les cigarettes afin de mettre un terme à la crise. La scène suivante montrera Cheswick entrer dans le local où sont pratiquées les séances d’électrochocs avant d’en sortir quelques instants plus tard, inerte, sur une civière.

À l’instar de toutes les autres séquences du film incluant des scènes de thérapie collective, celle-ci nous montre combien ces « rituels » (au sens de Goffman) constituent un vaste simulacre sur le plan thérapeutique. La parole y est distribuée selon des modalités strictes, régulée par la position de chacun et limitée à certains objets. De telle sorte que, si des dissensus peuvent être exprimés, ils ne seront en rien résolus (les plaintes et doléances des reclus qui émergent dans ces cercles seront ainsi systématiquement suivies d’un « merci » de la part de Ratched avant que ne soit soulignée leur incompatibilité avec le règlement de l’hôpital). En somme, le dire est ici vidé de toute sa performativité. Bien plus, toute parole ou comportement qui excède le cadre fixé unilatéralement par l’institution et appliqué par le personnel (en l’espèce, la colère face à une injustice) se voit ipso facto recodé dans la grammaire institutionnelle, c’est-à-dire interprété au prisme des énoncés du discours psychiatrique associant une attitude à un étiquetage diagnostic correspondant.

Cette réflexion fait immédiatement écho à l’une des séquences de Titicut Follies au cours de laquelle un patient (Vladimir, celui-là même qui discutait de son diagnostic avec le psychiatre dans la cour)[26] se présente à l’évaluation clinique réunissant les psychiatres de l’institution, pour énoncer de manière très claire, appuyée par des arguments logiques et pertinents, combien les traitements qu’il reçoit (en particulier médicamenteux) et l’environnement de Bridgewater en général tendent à empirer son état. Il demande même à retourner en prison puisque, dit-il, rien dans son comportement n’indique une quelconque maladie, mais simplement une souffrance directement liée à sa condition de patient. Mais dès son départ de la pièce, les praticiens s’empressent d’interpréter sa résistance et ses paroles, donnant lieu à une séquence lunaire où chaque médecin y va de son commentaire pour corroborer l’étiquette de paranoïaque qu’il porte depuis son arrivée.

Comme le fait remarquer Sarah Sékaly, le tour de force de cette séquence tient dans le déplacement de l’hypothèse du délire paranoïaque du côté de la parole institutionnelle[27], tant la recherche frénétique de symptômes et l’exercice d’interprétation excessive auxquels se livrent les médecins semblent relever d’un imaginaire en roue libre qui cherche à se conforter collectivement. La réunion se ferme sur la décision d’augmenter la dose de tranquillisants et l’enregistrement du diagnostic (« Réaction schizophrénique à dominance paranoïaque »). L’asile génère ce type de rituels pour assurer une justification à ses pratiques : le séjour du patient en son sein implique une cause primordiale qui se loge dans l’existence avérée, en permanence actualisée, d’une « maladie » à étudier et à prendre en charge. Ce qui conduit à la production d’une « illusion rétrospective »[28], telle que décrite par Goffman, consistant dans la réécriture de l’histoire du patient, de même que dans la réinterprétation de ses moindres faits et gestes à l’aune des critères diagnostiques. En conséquence, la parole de celui-ci est perpétuellement vidée de son contenu pour que seule subsiste l’expression de la maladie.

Cette inaccessibilité de la parole du patient à un « cadre interactionnel »[29]
ad hoc permettant sa considération, a fortiori la reconnaissance de sa souffrance en tant que « sujet parlant »[30] en dehors d’une grille de lecture symptomale, ne lui laisse parfois guère d’autres possibilités que celle d’endosser des comportements archétypaux – les seuls à travers lesquels il sera reconnu – comme dernier refuge pour exprimer un conflit, une angoisse, un désir. Maud Mannoni avait judicieusement identifié ce processus d’identification par défaut : « Les structures de l’institution, lorsqu’elles ne permettent pas aux émotions de se traduire dans une sorte de remaniement dialectique, figent le sujet dans des défenses à allure stéréotypée. Il se présente dans le vêtement de la folie que lui a fourni la psychiatrie classique »[31]. Et les protestations initialement articulées de Cheswick se transforment ainsi en cris de colère, puis en hurlements désordonnés, et enfin en crise de larmes.

 

Figure 4 – Miloš Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975

Le film 12 Jours de Raymond Depardon (2017) s’intéresse lui aussi à la parole. Tourné au sein de l’hôpital psychiatrique du Vinatier à Lyon, le documentaire est construit sur dix entretiens entre des patients (accompagnés de leur avocat) et des juges des libertés et de la détention. Ces derniers sont tenus de statuer sur le maintien ou l’arrêt de la mesure d’hospitalisation sous contrainte endéans les douze jours à compter du début de l’internement en vertu de la réforme du Code de santé publique adoptée en 2013 en France. Appuyés par les rapports médicaux de l’institution, les entretiens ont donc pour but d’évaluer la nécessité de prolonger les soins au sein de l’établissement ou la possibilité de poursuivre un suivi sous d’autres modalités (à domicile, dans une unité ouverte, auprès d’un centre de proximité…).

Dès la première séquence d’entretien, on est évidemment frappé par la dualité du dispositif qui structurera l’intégralité du film : d’un côté de la table, des patients récemment placés contre leur gré dans l’institution avec toutes les traces que les mesures afférentes à une telle procédure comportent (somnolence et hébétude due à une médication conséquente, traumatisme, marques de la contention, peur, souffrance, angoisse, etc.) que certains formulent explicitement et que les gestes des autres rendent visibles. De l’autre côté, des juges qui disposent du dossier médical de chacun des patients, ainsi que d’un rapport du psychiatre pour trancher sur la décision à prendre quant à la poursuite ou non de la détention. D’un côté donc, des personnes dont les attitudes, le langage et les récits témoignent de trajectoires de vie pétries de souffrance et, pour beaucoup, d’une grande précarité socio-économique et/ou affective ; de l’autre, des magistrats à la tenue impeccable, tirée à quatre épingles, qui nous renseigne immédiatement sur leur appartenance sociale. D’un côté, une langue hachée, décousue et tumultueuse, qui ne cesse de déborder son sujet (« J’ai la folie d’un être humain » ; « Je suis une trinité ») ; de l’autre, la langue formaliste et procédurale du droit, arrimée à la terminologie juridique avec sa cohorte de catégories et d’abstractions (« On note des épisodes d’hétéro-agressivité par arme blanche » ; « Vous avez pratiqué une phlébotomie »)[32].

Cette dualité imprègne les séquences non seulement d’un certain niveau de conflictualité (variable selon le cas), accentuée par la configuration antagoniste de l’espace filmique[33], mais aussi d’une étrangeté palpable qui se déploie dans les échanges entre juges et patients, au cours desquels ni les premiers ni les seconds ne semblent pouvoir se faire comprendre. Les juges éludent ainsi régulièrement, non sans malaise, les dénonciations de violences et d’abus formulées par leurs interlocuteurs, de même que leurs récits considérés comme décousus ou délirants. Tandis que les patients, eux, peinent à saisir le rôle exact du magistrat dont la neutralité proclamée, voire la position d’alliance revendiquée (« Je suis là dans votre intérêt »), se diluent progressivement dans les questions, les récusations, les incompréhensions, les mises en doute et les fins de non-recevoir. Ceux-ci finissent alors, parfois, par se réfugier dans la divagation, l’animosité ou l’indifférence ; ceux-là ont tôt fait de se replier derrière la procédure, les certificats et les diagnostics.

À cet égard, l’incursion au cœur de l’hôpital des codes, de la terminologie et surtout des personnages associés au système pénal (avocats et juges) participe à brouiller les frontières entre la scène psychiatrique et la scène judiciaire, ce qui a pour effet de transformer les enjeux de l’entretien. Certains patients sont confus devant une telle configuration. D’autres cherchent à se défendre, à se justifier, à minimiser afin de faire valoir leur version des faits face à la figure d’autorité que représentent les juges, lesquels ont parfois tendance à vouloir rétablir la factualité de certains éléments, à mettre leur interlocuteur face à ses actes et à susciter de la repentance. La nature de l’entretien, pourtant explicitée d’entrée de jeu par le juge, gagne en opacité à mesure que l’échange se teinte d’une défiance mutuelle.

À l’image, l’empathie comme la sincérité sont bien présentes dans les regards et les gestes – et, selon le juge, dans les mots –, mais elles ne cessent de se heurter à la rigidité du cadre de l’entretien au sein duquel se superposent et se conjuguent les normativités des institutions psychiatrique et judiciaire (mettant du même coup en exergue leurs similarités en termes interactionnels). Le plan plus large tourné par une troisième caméra master shot (en sus des deux caméras principales assurant le champ-contrechamp) qui intègre le patient et son avocat révèle d’ailleurs, dirait-on, une véritable distance physique entre les interlocuteurs dans l’aménagement de la salle d’entretien : il semblerait que le patient et le juge soient séparés par plusieurs bureaux, probablement pour garantir la protection de ce dernier. En imputant ainsi a priori une dangerosité au « fou », la configuration spatiale elle-même induit un cadrage pétri de représentations qui entérine des étiquettes, des rôles, des postures ; bref, un cadrage spécifique de l’interaction.

Il en résulte une conversation troublée et troublante, aux antipodes d’un espace d’expression égalitaire, et dans laquelle une véritable parole peine à émerger, repliée qu’elle est dans des discours stéréotypés de part et d’autre de la table. Car c’est surtout dans le statut de la parole que se creuse le fossé. Si, au regard des films précédemment convoqués, les images de Depardon insistent davantage sur l’impuissance réciproque des protagonistes à transformer la situation présente, l’asymétrie du rapport de pouvoir n’est toutefois guère évacuée – loin s’en faut. En effet, bien que ces entretiens reposent sur la nécessité de surveiller la régularité des procédures d’hospitalisation sous contrainte afin d’éviter toute détention arbitraire, le juge se range systématiquement du côté de la parole du psychiatre (la phrase « Vous savez, moi je ne suis pas médecin » revient à de nombreuses reprises dans la bouche des magistrats), et ce peu importe les motivations apportées par le patient ainsi que les remarques de son avocat (l’un d’entre eux pointe par exemple le caractère expéditif des certificats rédigés par le psychiatre, tandis qu’un autre épingle la pathologisation du récit de persécution de la patiente pourtant hautement plausible compte tenu de son environnement de travail à la toxicité notoire).

De surcroit, à l’instar du médecin s’occupant des entretiens d’admission dans Titicut Follies, le juge dispose des certificats médicaux et, le cas échéant, des antécédents judiciaires du patient. Outre quelques questions posées à la personne portant sur le déroulement de l’hospitalisation et sur l’évolution de son état, ce sont surtout ces éléments qui, parce qu’ils sont considérés comme plus légitimes, seront mis en évidence au cours de l’échange et serviront d’appuis à la décision. Égrenées les unes après les autres par le magistrat (« Vous avez été admis au centre hospitalier pour des troubles graves du comportement dans un contexte de schizophrénie paranoïde sévère et résistante, compliquée par une polyaddiction […] des violences contre les soignants. On peut aussi noter des antécédents judiciaires quand vous étiez mineur »), l’agrégation de ces informations concourt, là encore, à accabler le patient dans le but d’amener ce dernier à constater par lui-même l’évidence : il n’est pas prêt à sortir. Les dés sont pipés. Si bien que cette interaction à sens unique ne peut avoir qu’une seule issue : s’il accepte cette conclusion, il reconnait sa fragilité et reste détenu ; s’il la récuse, il est dans le déni et reste détenu. D’ailleurs, aucun d’entre eux n’accèdera à une remise en liberté – « Merci pour votre abus de pouvoir » ira jusqu’à lancer l’un d’eux au juge prolongeant sa détention.

Le film ne manque pas d’énoncer verbalement cette part d’artificialité de la procédure au cours d’une séquence, lorsqu’un patient s’adresse au juge, non sans provocation, pour lui demander : « Mais vous servez à quoi alors vous ? » ; « À rien », lui répond laconiquement son interlocutrice. Plus loin, un autre passage atteste de la facticité de la situation : après le départ de ce même patient qui insistait vivement durant l’entretien sur la nécessité de contacter son père, le juge – ayant pris connaissance de ses antécédents – apprend à l’avocat que celui-ci a en réalité été condamné pour le meurtre de son père. Au-delà de la dimension « anecdotique » de ce court échange qui vise à souligner l’état de confusion dans lequel se trouve le patient, c’est surtout le manque d’information dont dispose l’avocat quant à la trajectoire de son client qui frappe. Cette séquence témoigne du même coup des difficultés pour les personnes hospitalisées sous contrainte à faire valoir leurs droits, notamment par le biais d’une défense juridique de qualité. Car, de fait, nombreux sont ceux qui, à défaut de disposer de ressources adéquates (financières, administratives, informationnelles, familiales, etc.), ont recours à la prestation d’avocats commis d’office dont on connait les conditions déplorables de travail, lesquelles ne permettent guère un investissement approfondi des dossiers.

En somme, en dépit de la nécessité d’une telle instance de contrôle en matière de reconnaissance des droits du patient, tout se passe comme si l’institution avait déjà rendu son verdict par le truchement du rapport du psychiatre – seul à même de dire la vérité de la maladie[34] – qu’il s’agit pour le juge d’entériner légalement au nom de la société sans que le patient ne puisse réellement accéder à des leviers de reconnaissance de sa parole, mise de facto en sourdine par le cadrage médicolégal des interactions à chaque étape de la procédure. L’absence physique du médecin lors des échanges semble paradoxalement renforcer son pouvoir symbolique, de telle sorte que la judiciarisation de l’hospitalisation sous contrainte apparaisse non pas comme une procédure régulatrice, mais bien plutôt comme une caution. Si les juges incarnent le formalisme juridique de la Loi, « le médecin [reste] la loi vivante de l’asile »[35]. Le simulacre en quoi consistaient les thérapies collectives de Vol au-dessus d’un nid de coucou se double ici d’une forme d’hypocrisie sur laquelle les deux protagonistes n’ont aucune prise, coincés qu’ils sont dans les rôles que l’institution leur attribue – même si, en définitive, seul l’un d’entre eux demeurera enfermé.

 

Figure 5 – Raymond Depardon, 12 jours, 2017

 

Figure 6 – Raymond Depardon, 12 jours, 2017

4. Trompe-l’œil

Finalement, dans les trois films mobilisés tout au long du présent chapitre, la mise en scène manichéenne de la relation soignants/soignés vise moins à dénoncer un rapport de domination qu’à en identifier les conditions de possibilité, lesquelles semblent toutes contenues dans l’espace de l’institution psychiatrique. Poussé à son paroxysme (et parfois caricaturé), le dualisme qui nous apparait à l’écran souligne combien la position du soignant et celle du soigné répondent à une configuration antagonique, spécifique à l’espace institutionnel, qui attribue à chacun une place, un rôle et une parole qu’il y a lieu d’endosser pour évoluer dans ce milieu. Le cinéma fait la part belle à la complexité de la tension – souvent conflictuelle, parfois complice[36] – entre ces deux pôles institutionnels tels qu’ils se cristallisent dans des personnages que tout oppose. Mais il y a plus : le dualisme qui structure l’institution apparait de façon d’autant plus patente qu’il se loge également dans un découplage permanent entre les discours et les pratiques. De fait, ce qui frappe le plus dans les trois films mobilisés ci-dessus, c’est l’ironie toute particulière qui, à la manière d’une « tonalité », les traverse de bout en bout en leur conférant un propos singulier ; une forme de sous-texte qui contamine toute la partition filmique mais dont on peine à identifier les ressorts en première analyse. Prenons quelques exemples.

On retrouve cette tonalité d’abord chez Forman, qui se plait à dépeindre à plusieurs reprises l’absurdité et la redondance des thérapies collectives en insistant sur le ridicule de leur mise en scène protocolaire, ainsi que sur la répétition tout à la fois chaotique[37] et assommante de leur déroulement. Dans chaque épisode de thérapie de groupe, l’un des personnages finit toujours par questionner implicitement ou explicitement le bien-fondé de cette mascarade et se voit répondre que ces moments collectifs ont une haute valeur thérapeutique, alors même que Ratched profite de ces instants pour asseoir ouvertement son autorité sur le groupe, tantôt en contraignant les patients à dévoiler des informations intimes ne manquant pas de susciter les moqueries des autres, tantôt en adressant une fin de non-recevoir à chacune des demandes qui lui sont faites avec un plaisir non dissimulé. Du reste, l’ensemble du film ne cesse d’épingler l’inanité des règles et des pratiques institutionnelles qui ne reposent sur rien d’autre que sur l’entité abstraite, incessamment invoquée, qu’est « le règlement », ainsi que sur des justifications médicales absurdes dont la teneur se résume à « c’est pour le bien des patients » sans que ces derniers ne puissent toutefois avoir leur mot à dire ; soit ce que Goffman appelle la « rationalisation de la servitude »[38].

Mais c’est surtout à travers la figure subversive de Mc Murphy, véritable trickster s’il en est, que Forman s’attache à se moquer de cette codification exacerbée du quotidien[39] ­– d’autant plus visible et rigide dès lors qu’elle est remise en cause –, montrant du même coup combien l’institution se présente comme une instance totalitaire, dans la mesure où elle place l’entièreté de la vie des reclus sous la coupe réglée de l’ordre social qui la structure dans le but premier de les « travailler » (comme le dit le Chef à Mc Murphy). Autrement dit, l’enjeu pour l’institution est moins thérapeutique que politique : il s’agit de réduire a maxima l’écart entre sa volonté normalisatrice et les désirs de ses sujets, afin d’éliminer toute puissance susceptible de contester son autorité de même que sa légitimité et, par-là, de mettre à mal sa survie en insufflant des velléités de sédition parmi les gouvernés. Et c’est tout le répertoire des techniques coercitives et mortifiantes pour parvenir à cette adhésion totale que Forman nous déplie tout au long du film ; de l’inertie des rituels quotidiens au quadrillage resserré du règlement, des humiliations répétées à la perte d’autonomie, de la médication aux électrochocs, jusqu’à la lobotomie qui parachève in fine la neutralisation de Mc Murphy, désormais plongé dans un état végétatif ou, pour ainsi dire, pratiquement mort – assassiné par l’institution soignante (le Chef ne s’y trompe pas). Si bien que de l’asile conçu comme espace de « soin » ne subsiste finalement que l’image d’un vaste simulacre.

Ensuite avec Depardon qui, outre la particularité de son dispositif filmique déjà mentionnée[40], a choisi d’intégrer entre les images des entretiens une séquence singulière qui s’apparente à une forme de disjonction audiovisuelle (plutôt qu’à une réelle « dissonance » entre l’image et le son telle que théorisée par Michel Chion)[41]. La caméra s’approche d’une porte close au sein de l’institution derrière laquelle des cris aussi tonitruants qu’inquiétants se font entendre. Invisible car confinée dans le hors-champ, la source sonore évoque des images mentales se rapportant à la crise, à la sortie de soi et à la souffrance, contribuant au caractère troublant de cette situation « acousmatique »[42]. La caméra continue son rapprochement, de façon à ce qu’on puisse bientôt lire l’étiquette adjacente indiquant la fonction de la pièce : « Salon d’apaisement »[43]. Et les cris résonnent de plus belle tout en s’intensifiant. La contradiction diégétique produit ainsi un décalage explicite dans la séquence : derrière la description euphémisée des lieux se dévoilent les coulisses de l’expérience. Mais ce décalage, au fond, traverse l’intégralité des échanges en ne cessant d’opposer la terminologue aseptisée de l’institution (« J’autorise la poursuite de la mesure d’hospitalisation […] Il faut vous stabiliser et vous soigner ») à la violence qu’elle produit empiriquement (« C’est une violence extrême […] Quand je suis arrivée et qu’on m’a contenue justement, tout de suite, vous savez combien il y avait de personnes autour de moi ? Douze ! Douze personnes pour m’attacher, déjà pour me déshabiller, pour me mettre un pyjama en papier […] En deux minutes je n’avais plus de montre, plus rien. Et ça c’est très violent… Imaginez… Et je suis resté stoïque »).

Enfin avec Wiseman, dont l’intitulé du film, Titicut Follies, est en fait ni plus ni moins que le titre du spectacle annuel de l’institution de Bridgewater joué sur scène par les patients et soignants, animé par l’un des gardiens, et dont les séquences ouvrent, ferment et entrecoupent le film de façon à en rythmer tout le déroulement. Aux scènes de violences graves ou d’humiliations répétées au sein de l’asile succèdent ainsi des images d’harmonie et de complicité, qui ne peuvent nous apparaitre que comme surjouées, frappées d’hypocrisie, dans lesquelles les patients et les membres du personnel endossent d’autres rôles et se confondent sur les planches de l’estrade où se joue un music-hall endiablé[44]. Il en va de même pour les images de l’homme dénutri que le médecin s’emploie à gaver tel un animal de basse-cour (le montage parallèle alternant avec les images futures de sa dépouille dans la chambre mortuaire)[45], avant qu’on ne l’observe être reconduit jusqu’à sa cellule, traversant les couloirs entièrement nu devant les autres détenus. Soit dit en passant, comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, l’asile est ici présenté dans toute la morbidité que comporte son mode de gouvernement : dégrader les personnes pour garantir leur assujettissement tout en prenant soin de les maintenir en vie, à tout le moins biologiquement – et encore. La séquence dont il est question se ferme d’ailleurs à la morgue, donnant à voir l’insertion du cadavre dudit patient dans un compartiment réfrigéré en attendant son enterrement. Puis, sans transition, Wiseman enchaîne sur les images festives d’un anniversaire à Bridgewater : gâteaux, bougies, chants, jeux et blagues semblent unir patients et membres du personnel autour d’une humeur récréative commune. Toute la duplicité de l’institution se révèle de façon saillante dans cette organisation syntagmatique[46] du découpage, dont les « hiatus diégétiques »[47] ouvrent la porte aux parallélismes et, par suite, à une connotation évidente qui tient à la redondance de motifs contradictoires. Par son montage minutieux, Wiseman se plaît à insister en permanence sur l’imposture de ces moments, ponctuant le quotidien mortifère de l’asile par des interludes festifs dont la teneur s’apparente nécessairement à une tartuferie[48], ainsi que Goffman l’avait déjà remarqué :

Une institution totalitaire peut avoir besoin de cérémonies collectives parce qu’elle est plus qu’une simple organisation bureaucratique ; ces cérémonies n’en sont pas moins souvent ternes, limitées aux bonnes intentions, parce que l’institution n’atteint pas aux dimensions d’une véritable communauté[49].

Ces gestes cinématographiques reposent en réalité sur une confrontation sciemment orchestrée dans les séquences et entre les séquences. D’un côté, l’image que l’institution se donne d’elle-même en tant qu’établissement de soins censément attentif au bien-être du patient ; de l’autre, son fonctionnement effectif qui tient davantage de l’institution à vocation disciplinaire. C’est dans l’écart incessamment renouvelé entre ces réalités que se déploie le propos des trois films. Pour le dire autrement, sitôt que l’image énonce les propriétés de l’institution (ses buts, ses principes, ses logiques, ses règles, etc.), elle est immédiatement, sinon simultanément, contredite par ce qu’elle en fait voir et entendre, et vice versa. Tant et si bien que Forman, Depardon ou Wiseman s’emploient méthodiquement, chacun à leur manière, à produire des discontinuités entre les énoncés et les visibilités – discontinuités qui constituent le rythme, a fortiori le « ton » de leurs films – laissant finalement le choix au spectateur, soit du rire que suscite un si grotesque décalage aporétique, soit de l’angoisse qui émerge de pareille béance.

Si Deleuze avait identifié avec l’avènement du cinéma parlant que la relation entre visible et lisible[50] atteignait dorénavant un niveau de complexité accru – inaugurant par-là le régime spécifique de l’image cinématographique comme potentiel faussaire –, c’est dans l’approfondissement de leur écart que beaucoup de cinéastes de la folie ont cherché à exprimer la critique d’une institution qui, enracinée dans la duperie, trouve son fonctionnement à rebours de ses principes. C’est seulement dans cet intervalle que surgit l’hôpital psychiatrique en tant que figure cinématographique empreinte de facticité, ou plus exactement de duplicité ; c’est dans le même intervalle que se situent les origines généalogiques du dispositif asilaire qui, « d’entrée de jeu, nous dit Foucault, […] n’est pas un établissement médical. Il est plutôt une structure semi-juridique, une sorte d’entité administrative qui, à côté des pouvoirs déjà constitués, et en dehors des tribunaux, décide, juge et exécute »[51]. En d’autres termes, cette façon de présenter l’asile comme un simulacre manifeste renoue finalement avec la thèse centrale de Franco Basaglia selon laquelle l’espace institutionnel de la psychiatrie, dans sa forme « classique », apparait comme régulé par ses propres contradictions[52], de sorte que son maintien dans le temps ne soit possible que dans la reproduction de son mensonge primordial ou, pour mieux dire, de son ambivalence originelle – entre lieu de soin proclamé et appareil disciplinaire effectif –, et par conséquent de la violence qui en découle. Et bien que le dispositif asilaire ait évidemment connu des transformations conséquentes depuis sa naissance, la mise en exergue des similitudes entre des pratiques pourtant éloignées de plus d’un demi-siècle (à travers le parallèle entre Titicut Follies et 12 jours) témoigne de l’inertie d’une structure fondamentale qui demeure inchangée.

C’est en ce sens que la tonalité ironique, cynique parfois, qui se dégage des films étudiés, contribue à produire une forme de réflexivité[53], dans la mesure où c’est l’institution elle-même qui se réfléchit dans les images, à travers la mise en exergue des contradictions structurelles qui la scandent, agencent son espace et aliènent ses sujets : être malade mais enfermé ? Être soigné mais sous contrainte ? Être soignant mais surveillant ? Devoir parler mais sans être écouté ? Évaluer la légitimité de l’hospitalisation sous contrainte sans être médecin ? Autant d’apories qui scellent la duplicité de l’asile, et nul autre dispositif que le cinéma ne l’aura restituée avec autant d’acuité, d’humour et de gravité.


  1. La définition générale de l’« institution totale » (aussi dénommée « institution totalitaire ») nous est donnée par Goffman dès les premières pages de son célèbre ouvrage Asiles
  2. Les films mentionnés dans cet ouvrage seront nommés selon leurs titres francophones pour autant que le titre original ait été officiellement traduit et diffusé comme tel. Il en va de même pour les extraits de dialogues (traduits en français par l’auteur), à l’exception des expressions et autres termes dits « intraduisibles ».
  3. Sur les archétypes associés à la figure du psychiatre à travers l’histoire du cinéma, et notamment sur le geste fondateur du film Dr. Dippy’s Sanitarium, cf. Gabbard (G.O.) & Gabbard (K.), Psychiatry and the Cinema. Second edition, Washington D.C., American Psychiatric Press, 1999.
  4. Nous verrons plus tard que le film est précisément conçu sur l’ambigüité de sa narration conférant un statut incertain à la vérité du récit (Cf. Chapitre 3).
  5. Les jeux de vérité à l’œuvre dans cette production seront eux aussi analysés en profondeur dans un chapitre ultérieur (Cf. Chapitre 3).
  6. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 49-51.
  7. Ibid., p. 49.
  8. En janvier 1968, quelques mois après sa sortie, le juge Harry Kalus, appuyé par Elliot Richardson, lieutenant-gouverneur du Massachusetts, qualifie le film de « fatras de séquences » et de « cauchemar d’obscénités macabres » mettant brutalement en scène la « dégradation humaine », tout en dénonçant l’absence d’indications sonores ou écrites qui auraient dû, selon lui, accompagner les images. Si Wiseman a obtenu une autorisation de la part des détenus et des membres du personnel quant à la diffusion du film, le juge ordonne néanmoins sa censure dans tout l’État du Massachusetts (et partout ailleurs puisque Wiseman est un citoyen de l’État en question) et préconise même la destruction des bobines en prétextant une atteinte à l’intégrité morale, à la dignité et à l’intimité des personnes filmées. Finalement, la Cour d’appel s’en tiendra à interdire sa diffusion en dehors de tout cadre professionnel ou scolaire, faisant de Titicut Follies l’un des premiers films étasuniens interdit pour des raisons autres que « politiques » (atteinte à la sécurité nationale) ou « morales » (pornographie ou obscénité). Vingt-trois ans plus tard, en 1991, la plupart des détenus filmés en 1966 sont désormais décédés. En conséquence, la censure est levée par le juge Andrew Meyer à condition que Wiseman ajoute un avertissement stipulant que « Des changements et améliorations ont eu lieu à Bridgewater depuis 1966 ». Cf. Walker (J.), « Let the Viewer Decide: Documentarian Frederick Wiseman on free speech, complexity, and the trouble with Michael Moore », Reason, n°39 (2007), p. 50-54.
  9. Wiseman lui-même explique cet état de fait au cours de l’entretien consigné dans le livret qui accompagne l’édition française du film éditée et distribuée par Blaq Out.
  10. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 56-78.
  11. Ibid., p. 78-86.
  12. Lenay (A.), « Le regard-caméra : variations de distances », Réel-virtuel, n°5 (2016), p. 4..
  13. « Lorsque le regard caméra intervient, la distance est effectivement réévaluée, le spectateur est repoussé, renvoyé à son voyeurisme, mais toujours à l'intérieur de l'histoire » (ibid.).
  14. Metz (C.), « La grande syntagmatique du film narratif », Communications, n°8 (1966), p. 121.
  15. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 61.
  16. Ibid., p. 211.
  17. Cf. Ricoeur (P.), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
  18. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 218.
  19. Ibid., p. 223.
  20. Ibid., p. 217-218.
  21. Cf. Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 2012 [1975]
  22. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 121.
  23. Cf. Foucault (M.), L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  24. Mannoni (M.), Le psychiatre, son « fou » et la psychanalyse, Paris, Seuil, 1970, p. 24.
  25. Mentionnons par exemple Taber (Christopher Lloyd), qui ne se rend pas compte qu’un mégot de cigarette encore fumant a atterri dans l’ourlet de son pantalon à la faveur du remue-ménage entre les reclus suite à un nième conflit lors de la séance de thérapie de groupe. Lorsque son pantalon commence à prendre feu, il se lève et hurle à la mort en se débattant. Les gardiens s’emparent de lui, le croyant en train de délirer. Là encore, l’évènement est recodé dans la grammaire de l’institution.
  26. Cf. supra.
  27. Sékaly (S.), « Bienvenue au pays de Wiseman ! », op. cit., p. 204.
  28. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 198-199.
  29. Cf. Goffman (E.), Les rites d’interaction. Traduit de l’anglais par Alain Khim, Paris, Minuit, 1974 [1967].
  30. Mannoni (M.), Le psychiatre, son « fou » et la psychanalyse, op. cit., p. 23.
  31. Ibid.
  32. L’« hétéro-agressivité » désigne des actes agressifs, voire violents envers autrui. La « phlébotomie » consiste quant à elle dans l’incision d’une ou plusieurs veines (dans ce cas, avec pour but de mettre fin à ses jours).
  33. Le chapitre suivant propose une analyse approfondie des dimensions formelles et esthétiques du film.
  34. Foucault (M.), Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Seuil-Gallimard, 2003 [1974], p. 131.
  35. Castel (R.), L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Minuit, 1977, p. 95.
  36. De nombreux films traitant de l’asile montrent en effet des relations de « complicité » ou d’« alliances » entre les soignants et les soignés, comme nous en avons donné des exemples en début de chapitre (cf. supra). Certains films présentés en détail ici comportent d’ailleurs quelques scènes de ce genre (par exemple la participation du gardien de nuit à la fête organisée par Mc Murphy dans Vol au-dessus d’un nid de coucou ou les moments de rigolade entre le personnel et les patients à la fête d’anniversaire qui se tient à Bridgewater dans Titicut Follies). Ces moments peuvent concerner la relation thérapeutique elle-même entre le médecin et le patient, mais aussi la proximité entre le personnel infirmier et les malades, ceux-ci étant contraints de passer beaucoup de temps ensemble au quotidien. Ce dernier cas de figure est particulièrement intéressant puisqu’il dépeint la structure hiérarchique de façon plus complexe et nuancée qu’il n’y parait, avec, par exemple, des infirmiers/surveillants enclins à participer aux relations souterraines de l’asile (trafics, rumeurs, jeux, fêtes, etc.) ou à se ranger du côté des patients dans des moments d’insurrection ; l’un et l’autre de ces groupes étant finalement tous deux placés dans une position de domination par rapport aux médecins et à la direction.
  37. Cf. supra.
  38. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 89-91.
  39. Parmi les premières images d’ouverture du film, il faut à cet égard mentionner le caractère ironique de la scène où Mancini (Josip Elic), l’un des patients de l’unité, se réveille dans son lit, pieds et poings enchaînés aux barreaux de celui-ci. La présence de ces fers le privant de mouvements laisse supposer qu’il présente une menace pour la sécurité des autres résidents et du personnel, à tout le moins pour sa propre intégrité. Pourtant, l’homme est habité par un calme olympien qu’il conservera lorsque le gardien s’approche pour le détacher, lequel ne semble pas non plus craindre quelque débordement à en juger par la nonchalance avec laquelle il accomplit sa tâche. La normalisation ostentatoire de cette situation culmine avec un échange aussi laconique qu’absurde entre les deux hommes : « Comment te sens-tu ? » interroge le gardien, et Mancini, enchaîné de toutes parts, de répondre avec le sourire « Bien reposé ».
  40. Cf. supra.
  41. La notion de « dissonance audiovisuelle » (même si Michel Chion reconnait qu’elle est, en pratique, rarement « totale » car la superposition produit toujours des effets cognitifs rendant la situation fonctionnelle) intervient plutôt dans des cas de disjonction volontairement radicale entre l’image et le son, de sorte qu’ils semblent relever d’univers drastiquement opposés (par exemple des bruits de trafic urbain apposés sur une image de campagne bucolique). Dans le cas présent, bien qu’il y ait effectivement un écart entre ce que l’image fait voir et ce que le son fait entendre, la contradiction diégétique demeure « plausible » dans la mesure où le contraste qu’elle met en avant épingle précisément un genre d’euphémisme que le spectateur peut s’attendre à retrouver dans ce type d’institution. Cf. Chion (M.), La musique au cinéma, Paris, Fayard, 1995, p. 205-207.
  42. L’acousmate se rapporte, grosso modo, à un son dont la source est située hors-champ ou cachée au sein du champ, de sorte que le spectateur ne puisse pas identifier de visu la personne, la situation ou l’objet émetteur. Cf. Chion (M.), La voix au cinéma, Paris, Les Cahiers du cinéma/L’Étoile, 1982, p. 30-32.
  43. Les salons d’apaisement, actuellement particulièrement en vogue en France (même si le concept existe depuis bien longtemps sous d’autres appellations), sont des espaces disponibles dans les hôpitaux psychiatriques pour les patients en crise. La pièce est généralement meublée par des objets en mousse et non-contendants pour éviter les blessures. L’idée est d’éviter le recours à la contention ou à l’isolement en proposant à la personne de s’enfermer dans la pièce (qui peut toutefois être ouverte par le personnel) en attendant que la crise diminue d’intensité.
  44. Une analyse plus poussée de cette construction est proposée dans le chapitre suivant.
  45. Cf. supra.
  46. Sur le « syntagme parallèle », cf. Metz (C.), « La grande syntagmatique du film narratif », Communications, n°8 (1966), p. 120‑124.
  47. Ibid., p. 121.
  48. Goffman émet par ailleurs l’hypothèse que l’organisation de tels moments festifs permet aussi à l’institution psychiatrique d’asseoir son autorité : « le fait même de tolérer ces dérogations est un signe de la puissance de l’institution ». Cf. Goffman (E.), Asiles, op. cit., p. 160.
  49. Ibid., p. 161. Nos italiques.
  50. Deleuze (G.), Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 2002 [1985], p. 298.
  51. Foucault (M.), Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 [1961], p. 60.
  52. Basaglia (F.), L’institution en négation : rapport sur l’hôpital psychiatrique de Gorizia, Paris, Seuil, 1970.
  53. Cf. Stam (R.), Reflexivity in film and literature: from Don Quixote to Jean‑Luc Godard, New‑York, Columbia University Press, 1985.

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Images asilaires Droit d'auteur © 2003 par Laurent Gilson est sous licence Licence Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Pas de modification 4.0 International, sauf indication contraire.

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